Si l’Ukraine et le Sud-Est asiatique ont en commun, aux deux extrémités du continent, d’être devenues de véritables poudrières en marge de la Russie et de la Chine, les postures chinoises, qui conjuguent coopération et agressivité avec parfois les mêmes interlocuteurs, sont très singulières.
M. Nazet présente ici son analyse de la situation sur les frontières chinoises, à partir de sa conférence donnée au 7e Festival de Géopolitique de Grenoble.
LES signaux actuellement envoyés par la Chine sont contradictoires, avec d’une part les initiatives d’une diplomatie qui relaie les déclarations de Xi Jinping selon lesquelles la Chine par son propre développement veut aussi contribuer à celui du monde au gré des routes de la soie [1], et d’autre part une attitude régionale devenue depuis quelques années particulièrement agressive dans le Pacifique occidental [2].
La question se pose donc de savoir si la Chine, qui est aujourd’hui incontestablement dans une dynamique expansionniste sur ses frontières, joue plutôt à l’ancienne (le plateau de jeu de stratégie Risk évoque le XVIIIe siècle européen) la carte militaire ou la carte économique, (le Monopoly [3]) a priori mieux adaptée à la mondialisation, voire les deux suivant le contexte géopolitique local. Et surtout avec quelle fortune prévisible dans la mesure où elles paraissent passablement contradictoires…
A l’examen, si la réalité des frontières chinoises est le résultat d’un processus historique original à l’échelle du temps long dont la Chine d’aujourd’hui semble avoir su tirer leçons et pratiques, ces dernières dont les effets sont spectaculaires se révèlent tout autant contradictoires au point d’interroger sur leur pérennité.
Les frontières chinoises, qui sont les plus longues de la terre (22 000 km), font coexister la Chine avec quatorze voisins terrestres au gré de frontières qui varient entre 76 km (l’Afghanistan) et plus de 3000 km (Russie, Inde), voire plus de 4600 km (Mongolie). Le pays a par ailleurs aussi, en raison de ses prétentions, des frontières maritimes avec la Corée du Nord et le Viêt Nam, la Corée du Sud, le Japon, les Philippines, Taïwan, Brunei, la Malaisie, l’Indonésie.
La mise en place de ces frontières a été fort longue jusqu’à l’époque moderne puisqu’elle s’est échelonnée entre le IIIe siècle avant J.-C. et la fin du règne de Kien Long (1736-1795), souverain de la dynastie Qing d’origine mandchoue, qui a marqué l’apogée de l’expansion chinoise. [4]
La fixation de leur périmètre définitif, autour de ce cœur impérial de peuplement han qu’ont été les 18 provinces, s’est ensuite faite au gré du frottement avec les Empires britannique, russe, français, japonais, dans la seconde moitié du XIXe siècle jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale.
Elle s’est faite aussi au gré des vicissitudes de l’histoire chinoise post-Seconde Guerre mondiale, puisque pour l’essentiel la question des frontières du Nord comme du Nord-Ouest n’a réglée qu’au tout début des années 1990, après la disparition de l’URSS.
Subsistent néanmoins un certain nombre de problèmes terrestres, largement liés à la question tibétaine, et qui opposent la Chine à l’Inde à propos de l’Aksai Chin (territoire de 30 00 km² inhabité) et de l’Aruchnal Pradesh (90 00km² et 1.4 million d’habitants) alors que les contentieux actuels sont surtout maritimes en mers de Chine orientale et méridionale [5] avec principalement les conflits relatifs aux Senkaku-Diaoytai (avec le Japon), aux Paracels et Spratleys (avec le Vietnam, les Philippines, le Brunei), à l’atoll de Scaborough (avec l’Indonésie), et plus récemment aux îles Natuna (Indonésie)… Dans ces dernier cas, les enjeux sont plus stratégiques et économiques sur la grande ligne commerciale circumterrestre que véritablement symboliques comme dans le cas de la contestation de la ligne Mac Mahon (dans l’Himalaya) définie par la Convention de Simla en 1913-1914.
Les Chinois ont hérité de leur passé une conception plurielle de leurs frontières [6] qui est différente de celle des États-Nations européens ou de celles des États-Unis (border, frontier). Ils disposent en effet d’au moins trois termes avec bianjie qui se réfère à une frontière d’impérium, bianjing aux limites de territoire en cours d’acquisition, bianjang à la zone de rapports de forces dans des zones désertiques peuplées de non- Han (Oighours, Tibétains, Mongols)...
Ils ont hérité aussi d’une dualité de méthode dans leur expansion territoriale, la première pacifique avec la diffusion de la culture chinoise comme vecteur de sinisation, la seconde plus ouvertement belligène avec une implantation de forts militaires [7] suivie d’une colonisation qui se poursuit d’ailleurs aujourd’hui au Xinjiang, au Tibet, voire en Mongolie intérieure.
En tenant compte d’une évolution marquée par l’occidentalisation du concept de frontière et dont le Mouvement du 4 mai 1919 a été un marqueur fort, la Chine communiste, avec un travail de réinterprétation, s’est inscrite (au Tibet ou au Xinjiang), et continue de le faire, dans la continuité de cette tradition multiséculaire.
En particulier, si la distinction faite plus haut entre territoire chinois et zone tampon n’existe plus, la Chine revendique aujourd’hui les limites de sa plus grande extension, celle de la dynastie Qing. Dès 1949, le PCC et les dirigeants ont ainsi dénoncé les traités inégaux, proclamé leur intention de récupérer les territoires perdus (soit près de 3,5 millions de km²) et la carte de la Chine, publiée en 1954, outre bien sûr Taïwan, englobe aussi le Népal, le Bhoutan, les Etats de la Péninsule indochinoise, la péninsule coréenne, la totalité de la Mongolie… La Chine a aussi une doctrine à peu près constante depuis les années Mao sur la délimitation de ses eaux territoriales, même s’il y a eu quelques inflexions, en particulier avec la loi du 25 février 1992 ou lors de la rectification par la Chine de la Convention de Montego Bay le 15 mai 1996, ou si, enfin, la théorie dite des trois lignes doit largement aux réflexions de l’amiral Liu Huaqing, le Mahan chinois [8].
La Chine d’aujourd’hui privilégie ouvertement la sécurité de ses frontières, son intégrité territoriale. Elle veut aussi parachever son unité en récupérant Taïwan, la province perdue. Elle revendique aussi ce qu’elle estime être ses droits historiques en mer de Chine [9]…
Pour ce faire, elle utilise de façon conjointe une diplomatie du pourtour qui peut parfois prendre des allures de quasi-colonisation et la rénovation de son appareil militaire.
La diplomatie du pourtour ou zhoubian waijiao est mise en œuvre par les autorités chinoises depuis le milieu des années 1990, et surtout après 2002, afin d’encourager l’approfondissement de ses liens avec ses voisins tout en organisant l’Asie autour d’elle et en s’affichant comme puissance régionale centrale. Elle obéit à un schéma préétabli selon lequel, après une négociation concernant les litiges frontaliers et une reprise des relations commerciales suivies par une collaboration bilatérale, les collaborations sont ensuite échelonnées sur huit niveaux entre « partenariat constructif et « partenariat stratégique ».
Dans ce contexte, l’Etat et les entreprises chinoises investissent dans des équipements publics ou procèdent à des acquisitions économiques dans les secteurs agricole ou industriel, des migrants s’installent.
Dans le même temps, la rénovation de l’appareil militaire s’effectue à grande vitesse avec un budget militaire qui progresse de plus de 10% par an. La Chine procède à la modernisation et au développement de ses capacités militaires en général et navales (le plan Haute technologie maritime date de 2000) en particulier. Elle devrait ainsi prochainement se doter de plusieurs groupes aéronavals, mettre au point le Dong Feng-21D, missile balistique antinavire présenté comme un tueur de porte-avions, et développer un glacis défensif autour de l’Île de Hainan complété par la militarisation d’une série d’îles parfois largement artificielles, comme celle de Yongshu, et qui deviennent de quasi porte-avions.
Si l’approche économique semble particulièrement fructueuse, l’utilisation de la manière forte semble plus improductive.
Incontestablement la Chine qui a réussi à intensifier ses relations économiques avec tous ses voisins, semble avoir réussi à reconstituer sa sphère d’influence régionale en un peu moins de deux décennies en s’appuyant sur son rapprochement avec l’ASEAN depuis la signature d’un traité de libre-échange en 2010 et en application aujourd’hui. Cette influence économique, en termes d’équipements et d’investissement, est aujourd’hui considérable dans la péninsule indochinoise ou en Birmanie, alors que le développement du Xinjiang [10] lui ouvre, au titre de la future route de la soie terrestre, la voie de l’Asie centrale, et par l’intermédiaire du Tibet et du col de Nathula, de l’Inde. Cette influence, d’ores et déjà programmée, devrait s’étendre aussi à partir de la Mandchourie vers la Mongolie, l’Extrême-Orient russe, la Corée du Nord et également depuis Kunming vers Yangon, Hanoi, Bangkok.
La seule limite à cette extension exponentielle est actuellement financière dans la mesure où la question se pose de savoir si la croissance actuelle de la Chine l’autorisera à continuer le financement de projets dont le coût sera de toute façon considérable au risque de multiplier de nouveaux Ordos [11]
Par contre, au contraire du Nord et du Nord-Est pacifiés par l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS), les revendications de la Chine en mer de Chine (aux neuf ou dix traits dites encore de la langue de buffle) sont non seulement largement abusives, mais inquiètent ses voisins en raison de leur flou ou des mesures unilatérales chinoises (construction de bases, mise en place de plate-forme pétrolières, création d’une Zone d’identification aérienne, voire son refus de tout arbitrage comme pour les Scarborough).
Elles se révèlent même nettement contreproductives en contribuant au réarmement général de la région, à la recherche de l’alliance américaine ou de son renforcement par les pays qui se sentent menacés et /ou enfin à l’adoption de politiques étrangères multivectorielles (Kazakhstan, Mongolie…) alors qu’on assiste aussi à l’émergence d’un sentiment antichinois qui touche actuellement la Malaisie, le Viêtnam, la Birmanie…
Au total, la question se pose bien à l’échelle régionale pour savoir si aujourd’hui la Chine est devenue un facteur d’intégration … ou de désintégration.
C’est sans doute parce qu’il n’y a plus d’armée soviétique faisant pression en Mandchourie et parce qu’elle se sent en confiance et en sûreté que la Chine se tourne désormais vers la conquête du Pacifique et de l’océan Indien …
C’est aussi parce qu’elle est devenue une très grande puissance qu’elle se conçoit désormais en tant que telle et aspire ouvertement, au nom d’un rêve chinois, à une accession au premier rang mondial qui passe par l’hégémonie régionale, voire continentale…
Pour ce faire, la Chine semble renouer une fois de plus de sa tradition historique en conciliant Sun Zu [12] et Confucius par un mixte de diplomatie, d’échanges commerciaux, d’étalage de sa puissance militaire… soit à la fois en jouant au Monopoly et à Risk.
Au Monopoly parce que la Chine, puissance réaliste, étend son influence territoriale par le commerce plus que par la coercition et ne sort de ses frontières officielles qu’en vue de satisfaire son intérêt national le plus strict, sa survie et sa croissance économique.
A Risk aujourd’hui car non seulement elle n’exclut pas d’avoir ultérieurement recours à la force pour satisfaire des objectifs territoriaux prioritaires clairement exprimés mais parce qu’elle s’y prépare ouvertement…
A Risk demain en raison de l’existence potentielle de conflits qui pourraient se cristalliser dans les prochaines années autour de Taïwan et de la péninsule Coréenne…
A Risk après demain peut-être et enfin parce que la tentation impériale, résurgence du passé, est loin d’être absente et que cette dernière, si elle s’exerce d’abord en direction de pays qui ont déjà subi l’influence d’une dynastie chinoise dans le passé… affecte aussi l’Afrique [13], ou Eurasie, même si c’est de manière plus subtile et mieux adaptée à la mondialisation…
Pour autant, la poursuite du jeu dépendra d’une série de facteurs dont le nombre obère toute prévision sérieuse : la Chine aura-t-elle les moyens financiers de ses ambitions dans un contexte de ralentissement de sa conjoncture ?
Réussira-t-elle, dans ce contexte, à maintenir pacifiquement sous son contrôle ses populations allogènes alors que les soulèvements politiques à caractère politique pourraient se multiplier.
Enfin et peut-être surtout, alors que ses projets géopolitiques se heurteront aux réalités d’un continent devenu particulièrement belligène, comment résoudra-t-elle les frictions qui ne pourront manquer de s’intensifier, avec les États-Unis mais aussi avec l’Inde sa grande rivale géographique et géopolitique, voire avec une Russie qui pourtant cherche à l’heure actuelle, et en raison de ses mécomptes avec les Occidentaux, à se rapprocher d’elle ?
Copyright Mars 2015-Nazet/Diploweb.com
[1] Cf. en particulier le discours prononcé par Xi Jingping à l’UNESCO le 27 mars 2014.
[2] Cf. entre autres Poudrières asiatiques, Manière de voir 139, février-mars 2015.
[3] En référence à des jeux de société commercialisés par Hasbro
[4] Michel Nazet, La Chine et le monde, Ellipses, 2012, pp.52-53.
[5] Cf. Daniel Schaeffer, Prétentions chinoises en mer de Chine du Sud, Diploweb, septembre 2014.
[6] Cf. Sébastien Colin, La Chine et ses frontières, Armand Colin, 2011, pp.44-45.
[7] Alastair Ian Johnson, Cultural Realism : Strategic Culture and Grand Strategie in Chinese History, Princeton University Press, Wang Yuan-kong, 2010.
[8] Michel Nazet, Les ambitions navales de la Chine, Conflits n°4, 2015.
[9] Cf. les Livres Blancs successifs de la Défense chinoise des années 2000.
[10] Cf. par Exemple l’émission consacrée au Xinjiang, Xinjiang, le Grand Ouest chinois par le Dessous des cartes le 15 janvier 2015
[11] Cf. Gabriel Grésillon, Ordos, la ville chinoise où les grues se sont arrêtées, Les Echos, 7 novembre 2012.
[12] Auteur d’un Art de la Guerre pour lequel ce dernier consiste prioritairement à soumettre l’ennemi sans combat.
[13] Howard W. French, China’s second continent. How a million migrants are building a new Empire in Africa, A. Knopf, New York 2014.
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