Dans le labyrinthe de la construction et des débats européens, Maxime Lefebvre circule avec aisance et compétence. Clairement et vivement écrit, cet ouvrage contraste avec la langue de bois et le style bureaucratique qui caractérisent trop souvent, non seulement la littérature des institutions mais ce qui est écrit à leur sujet, mélange de logorrhée et de catéchisme. Il se lit avec intérêt et plaisir, et l’on ne saurait trop conseiller de ne pas bouder ce plaisir.
C’est le livre recommandé par le Diploweb.com pour les fêtes de fin d’année.
Serge Sur présente le livre de Maxime Lefebvre, La construction de l’Europe et l’avenir des nations, Paris, Armand Colin, 2013, 203 p.
DIPLOMATE ET CHERCHEUR, intellectuel et praticien, Maxime Lefebvre a beaucoup écrit sur les questions européennes. Ses travaux bénéficient à la fois de son expérience professionnelle et de sa réflexion ouverte sur des questions fondamentales. A cet égard, il soutient des thèses, il prend des positions personnelles argumentées, avec l’ambition non seulement d’éclairer mais aussi de convaincre. Ce type de travaux n’est que trop rare dans la pensée française, surtout depuis l’échec du traité portant constitution de l’Union en 2005. Aussi bien voudrait-on l’accompagner avec quelques unes des réflexions que suscite sa lecture.
L’échec de 2005 semble avoir tétanisé les ambitions européennes en même temps qu’il entraînait une longue stagnation, voire un reflux du processus de sa construction. Le sentiment anti-européen semble s’accroître dans la plupart des opinions publiques des Etats membres, alors qu’à l’inverse le désir d’Europe subsiste sur les marges de l’Union, au sein des pays candidats qui souhaiteraient adhérer le plus rapidement possible. Les prochaines élections au Parlement européen, au printemps 2014, constitueront un moment de vérité pour la dynamique européenne.
Maxime Lefebvre va aussitôt au cœur de la difficulté européenne : comment des Etats nations peuvent-ils construire une entité politique d’un type nouveau, qui respecte leur identité tout en s’appuyant sur une identité commune et spécifique, qui existe sur le plan international, qui représente une valeur et une puissance ajoutée pour tous ? En même temps, respecter le rôle particulier de certains grands Etats, et d’abord de l’Allemagne et de la France, à la fois dans le processus de construction de l’Union et dans leurs responsabilités particulières à l’extérieur ?
On voit immédiatement que les formules du fédéralisme ne sont pas adaptées, car chaque Etat membre est attaché à sa souveraineté, garante de la liberté collective et de l’identité particulière de la nation qu’il incarne. La formule confédérale est quant à elle trop faible pour créer une identité commune, et n’a jamais été dans l’histoire qu’une transition vers la fédération ou vers la désintégration, désintégration dont on voit bien que la funeste perspective accompagne désormais les difficultés récurrentes de l’Union. En outre, la Cour de Justice de l’Union et l’Euro sont plutôt des éléments de fédéralisme que de confédéralisme. Cette distinction classique est donc sans utilité pour l’Europe.
Vers une Europe à plusieurs vitesses ?
Ce problème essentiel n’a reçu jusqu’à présent que des réponses existentielles. Jean Monnet l’avait contourné par le mouvement, par la théorie de l’engrenage qui devait amener une intégration croissante, une union toujours plus étroite entre ses membres. Cette idée, ce mouvement, dont l’Euro a été la dernière expression et étape, et encore incomplètement franchie, sont aujourd’hui abandonnés en pratique, et contestés dans leur principe par nombre d’Etats membres. La question n’est plus tant de trouver une nouvelle dynamique que de freiner la régression – mais la dynamique est peut-être la solution, à condition d’accepter une Europe à plusieurs vitesses, en cercles ou à la carte.
Alors, quelle est la nature de l’Union ? Il faut inventer un concept nouveau, qui ne soit pas l’Etat, car l’Union n’a pas vocation à devenir un super-Etat, et qui dépasse la confédération classique. Objet juridique non identifié, l’Union est aussi, suivant la formule de Jacques Delors, un « objet politique non identifié ». Le concept de communauté, qui est toujours l’une des innovations intellectuelles les plus fécondes du XXe siècle, n’a été ni remplacé ni dépassé. L’Union européenne est grâce à lui la plus grande réussite de l’après Seconde Guerre mondiale.
Il a assuré une paix structurelle entre les membres de l’Union, dans un continent historiquement ravagé par des guerres récurrentes. Il a permis l’entente franco-allemande là où leur antagonisme avait abouti à la destruction matérielle et morale de l’Europe. Il a assuré, en dépit des tribulations récentes, la prospérité économique de ses membres et garanti les droits et libertés de ses habitants. Dans une mondialisation qui demeure largement anarchique, l’Union demeure un pôle institutionnel et normatif qui pourrait utilement servir de modèle à d’autres régions.
Maxime Lefebvre, Ambassadeur, Représentant permanent de la France auprès l’OSCE. Crédit : Ministère des Affaires étrangères (France)
La tension actuelle entre le modèle de l’Union et les nations qui la composent tient d’abord à l’absence d’un projet commun. Un projet, dont la pertinence intellectuelle pourrait convaincre les membres de s’y rallier. Un projet commun, qui bénéficierait du soutien politique suffisant pour disposer de la capacité d’entraînement requise. Qui le définira tiendra entre ses mains l’avenir de l’Union. Mais l’élargissement et ses conditions, l’hétérogénéité économique et politique des nouveaux membres par rapport aux anciens ont fait de l’Union une auberge espagnole dans laquelle les intérêts individuels, parfois le chapardage individuel l’emportent sur la solidarité commune.
L’UE est victime de son succès et reste attractive comme en témoigne le nombre de candidats.
Cette tension tient aussi au monde extérieur. La construction européenne s’est développée avec l’appui des Etats-Unis et en résistance à l’URSS. Aujourd’hui, la Russie ne saurait entraver son développement, mais les Etats-Unis ont changé d’attitude. A leur égard, l’UE est plutôt victime de son succès. Ils y voient un rival potentiel dont il faut freiner l’ascension et qu’il convient de garder sous tutelle. Freiner l’ascension, combattre souterrainement l’Euro pour maintenir le privilège inouï du dollar, à la fois monnaie nationale et internationale. Garder sous tutelle, prévenir toute perspective de politique commune de défense et de sécurité et établir une zone de libre échange transatlantique qui soumettra les pays de l’Union aux normes américaines.
La question est alors de savoir si l’avenir de l’UE et de ses Etats membres est l’union ou l’otanie. Cette question change les données du débat identité des Etats et nature de l’Union, parce que leur identité est sans doute plus menacée par l’alternative de l’Otanie qui imposera un modèle de sujétion et de dissolution, douce ou coercitive, des identités. La manière dont l’anglais s’impose, de gré ou de force, comme lingua franca, en est un exemple qui va bien au delà d’un idiome de communication – une manière de penser, les références et le marché culturels, l’idée de modernité, la folklorisation des cultures nationales…
Certains Etats membres, le Royaume-Uni depuis toujours, l’Allemagne depuis la réunification (1990) semblent regarder bien au-delà de l’Union, et ne l’utiliser que comme outil marchand. La récusation du marché commun initial au profit d’une zone de libre échange correspond à leur philosophie économique comme à leurs intérêts. Les nouveaux membres sont certes attirés par la prospérité de l’Union, mais aussi et peut-être d’abord par la prétendue garantie de sécurité que leur apporte l’OTAN. L’impuissance militaire, l’inconsistance diplomatique de l’Union conviennent également à ceux qui acceptent de sortir de l’histoire et à ceux qui se contentent du bouclier américain supposé.
Face à cette perspective d’érosion voire de dissolution interne et externe de la construction européenne, subvertie et vassalisée en sous-produit d’un Occident à hégémonie américaine, les Etats nations feront mieux prospérer leur identité nationale par la construction européenne, plus équilibrée, mieux respectueuse de leur personnalité et dont le droit est mieux en mesure de maintenir voire d’exporter leurs systèmes juridiques. Ces systèmes juridiques, ils sont le marqueur le plus concret et le plus opérationnel de leur identité, comme le droit européen est celui de l’Union, qui est avant tout une construction juridique.
On voit bien au demeurant que la question de l’articulation entre droit communautaire et européen d’un côté, droits internes des Etats membres de l’autre est centrale. En participant à l’Union, les membres n’aliènent en aucune façon leur souveraineté. Ils exercent en commun, en vertu de leur consentement, des compétences qui découlent de cette souveraineté mais ne l’épuisent jamais et ne se confondent pas avec elle. Il revient aux membres de définir dans quelles conditions ils participent à l’élaboration du droit européen et dans quelles conditions ils l’appliquent. Ils manquent souvent de vigilance voire d’intérêt à cet égard, alors que l’Union n’est que le produit de leurs décisions.
Les Etats membres jouent un rôle étrange, subtil à court terme, contre-productif à long terme.
L’Union est entre les mains de ses Etats membres et non l’inverse. Aucun d’eux n’est dans les circonstances actuelles prêt à renoncer à sa souveraineté et à son identité. Le risque est plutôt un affaiblissement et une marginalisation des institutions européennes. Les disciplines qu’elles imposent ont été voulues et sont maintenues par les Etats membres, qui tendent trop souvent à le dissimuler à leurs opinions publiques afin de les mettre au débit d’un bouc émissaire. On pense parfois que l’Union entrave les Etats sans leur apporter aucune puissance collective ajoutée. A eux de savoir utiliser l’instrument, qui prendra la forme de leurs décisions. La question est donc de savoir s’ils ont un projet européen, et si oui quel est-il.
Appuyé sur de nombreuses données historiques, prospectives et factuelles, le livre de Maxime Lefebvre contient tous les éléments qui permettent de nourrir la réflexion sur ces points. Il propose ses propres orientations, mais de façon suffisamment ouverte pour enrichir le jugement de ses lecteurs. Dans le labyrinthe de la construction et des débats européens, il circule avec aisance et compétence. Clairement et vivement écrit, il contraste avec la langue de bois et le style bureaucratique qui caractérisent trop souvent, non seulement la littérature des institutions mais ce qui est écrit à leur sujet, mélange de logorrhée et de catéchisme. Il se lit avec intérêt et plaisir, et l’on ne saurait trop conseiller de ne pas bouder ce plaisir.
Copyright Décembre 2013-Sur/Diploweb.com
Maxime Lefebvre, La construction de l’Europe et l’avenir des nations, Paris, Armand Colin, 2013, 203 p.
4e de couverture
L’Europe ne peut être comprise sans prendre en compte la diversité et l’identité des nations qui la composent. La crise de la zone euro, l’importance toujours redécouverte de la relation franco-allemande sont là pour le montrer. Les différences entre la latinité et la germanité, entre le nord et le sud, entre l’est et l’ouest, entre les grands et les petits pays sont toujours bien présentes malgré l’approfondissement de la construction européenne depuis plus d’un demi-siècle.
L’Europe ne se fera pas contre, mais avec les nations. Elle ne peut ni se transformer en État fédéral, ni se déterminer uniquement en fonction de la mondialisation, des Nations Unies ou de l’Occident. Elle ne sortira de ses difficultés actuelles que si elle parvient à réinventer la coexistence de ses nations et à renforcer sa cohésion, en particulier à partir de l’union monétaire. En remettant les nations au cœur de la réflexion, cet ouvrage livre de nouvelles perspectives, pleines d’espoir pour le projet européen.
Sommaire.
Introduction : réincarner l’Europe par les nations.
1 : L’énigme de l’identité européenne.
2 : La profondeur des nations.
3 : La fédération d’États-nations.
4 : Entre compétition et solidarité.
5 : L’Europe et le monde.
6 : Du rôle particulier de la France et de l’Allemagne.
Conclusion : organiser le continent européen à partir des nations
Maxime Lefebvre est diplomate et professeur à l’Institut d’études politiques de Paris.
Voir le livre de Maxime Lefebvre, La construction de l’Europe et l’avenir des nations sur le site des éditions Armand Colin
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