Docteur en linguistique de la Sorbonne, diplômé en traduction et agrégé d’arabe, il a été tour à tour professeur résident à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr (de 2003 à 2007), puis professeur détaché à l’Université de Genève (de 2007 à 2011) avant d’être nommé professeur d’islamologie à l’Université de Toulouse 2 (depuis 2011). Il a publié une trentaine d’ouvrages sur la langue, la culture et la traduction, mais aussi sur la géopolitique, l’islamisme radical et le terrorisme global.
Alors que les négociations entre les Etats-Unis et l’Iran provoquent des tensions dans leurs relations avec l’Arabie saoudite, la France semble tentée de profiter d’un effet d’aubaine. Raison de plus pour mieux connaître ce pays.
Dans le cadre de ses synergies géopolitiques, le Diploweb.com est heureux de vous présenter cet extrait d’un ouvrage qu’il recommande : Mathieu Guidère, "Etat du monde arabe", De Boeck, 2015, pp. 147-151.
PRIS en tenaille entre le marteau fondamentaliste de « l’Etat islamique » et l’enclume antioccidentale et antisioniste de la « République islamique », le royaume saoudien n’est plus ce qu’il était, à la fois dans la perception régionale et dans sa réalité sociale. Avec un ministre de la Défense âgé d’à peine 30 ans, un prince héritier quadra, et plus de 40 000 Saoudiennes envoyées étudier à l’étranger depuis 2010, il a perdu de son rigorisme et de sa fermeture légendaire. Certes, le Royaume se veut encore le gardien de l’orthodoxie musulmane sunnite par opposition à l’Iran chiite, mais il est défié de toutes parts et connaît des évolutions doctrinales et politiques majeures.
Au cours des années 2000, la doctrine salafiste officielle héritée de Mohamed Ibn Abd Al-Wahhâb (1703-1792) a été mise à mal par l’idéologie islamiste radicale et par la propagande jihadiste d’Al-Qaïda, dont le fondateur saoudien, Oussama Ben Laden, se réclamait également du salafisme wahhabite. De ce fait, le courant salafiste traditionnel – toutes tendances confondues – a dû se justifier et défendre ses convictions théologiques et son positionnement idéologique. Toutes les forces salafistes, qu’elles soient pro- ou anti- régime, ont dû s’impliquer dans ce processus de réflexion et de justification – fondamentalement politique – alors qu’elles étaient jusque-là confinées dans les questions de doctrine religieuse et d’orientation des croyances religieuses.
Puis, avec le déclenchement du Printemps arabe en 2011, ce questionnement n’a fait que s’accentuer. Les groupes salafistes sont passés par une phase aiguë de remise en question intellectuelle et doctrinale concernant notamment la relation aux gouvernants. Après des décennies de coopération avec certains et de confrontation avec d’autres, ces groupes ont procédé à une autocritique sérieuse de leurs positions, et cela a entraîné de nombreuses scissions internes, quelques-unes motivées par des crispations identitaires, d’autres par un réel souci de réforme. C’est qu’en principe, les groupes salafistes et jihadistes – en tant que courants revivalistes – se situent à l’extrémité du champ théologique et politique. Aussi, leur relation avec le gouvernement saoudien – pourtant d’essence fondamentaliste – s’est-elle caractérisée par une dialectique de flux et de reflux, et cela au gré des événements internationaux.
La lutte acharnée entre Al-Qaïda et le régime saoudien a donné lieu à une scission majeure au sein du courant salafiste wahhabite.
Ainsi, après avoir prêté allégeance au régime saoudien au cours des années 1980, les salafistes jihadistes n’ont pas hésité à émettre, dans les années 2000, des fatwas appelant à l’excommunication des dirigeants saoudiens, y compris celle du Roi en personne. Après avoir ciblé les intérêts occidentaux sur le territoire saoudien, Al-Qaïda n’a pas hésité à s’en prendre directement à la monarchie, alors même que celle-ci faisait la promotion du wahhabisme dont se réclamait l’organisation de Ben Laden.
La lutte acharnée entre Al-Qaïda et le régime saoudien a donné lieu à une scission majeure au sein du courant salafiste wahhabite : d’un côté, les « Salafistes révolutionnaires » qui veulent faire table rase du régime pour retrouver la pureté originelle du mouvement salafiste ; de l’autre, les « Salafistes légitimistes » réunis autour du slogan « Non à la sédition » (Lâ li al-fitna). On trouve parmi ces derniers les « oulémas officiels », qui justifient leur soutien au régime saoudien par le fait qu’il permet d’éviter la guerre civile et la sédition (fitna) au sein de la communauté des musulmans (umma). Ceux-ci jugent le « salafisme révolutionnaire » à la fois dangereux et contre-productif, n’hésitant pas à le condamner et à soutenir les actions répressives du régime à son encontre.
En marge de cette opposition centrale, se sont développés des courants périphériques mais qui ont permis de faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre, en fonction de la conjoncture politique interne au Royaume et de la situation géopolitique régionale. Parmi ces courants arbitres, on trouve notamment le courant des Jamiites (Al-Jâmi’iyyûn), appelé également Madkhalites (Al-Madkhaliyyûn), du nom des oulémas saoudiens qui l’ont fondé, le cheikh Adel Jâmi’i et le cheikh Rabi’ Al-Madkhali. Ce courant prône le transfert du pouvoir politique à l’État dès lors qu’il organise le rite et appelle à la prière. En raison de cette position pragmatique, ce courant a été largement soutenu par le régime saoudien et s’est répandu rapidement dans les rangs des Salafistes, permettant ainsi de les rassurer sur le plan théologique et pratique. Mais ses thèses n’ont pas tardé à être instrumentalisées par l’organisation de « l’État islamique » pour justifier son rétablissement du Califat et son appel au Jihad contre les autres factions islamistes.
On trouve également les Sourourites (Al-Surûriyyûn), du nom de leur chef, cheikh Mohamed Ben Sourour Zein Al-Abidine, qui propose un mélange d’idées salafistes (dans les pratiques quotidiennes) et d’idées fréristes (dans les questions doctrinales). Ce mélange leur a conféré une grande marge de manœuvre politique jusqu’en 2013, date du renversement des Frères musulmans en Egypte et du début de la chasse aux sorcières un peu partout, dans le cadre d’une véritable « guerre de religion » interne au sunnisme, qui se déploie parallèlement à la guerre larvée entre Sunnites et Chiites dans le Golfe.
Tous ces courants ont été confrontés à un défi de taille, celui de leur relation avec les régimes arabes autoritaires, devenus d’autant plus policiers après les attentats du 11 septembre 2001 et consolidés par le chaos consécutif au Printemps arabe. Mais certains courants ont pu bénéficier des réactions aux attentats terroristes pour élargir leur base, en proposant notamment des idées fédératrices comme celle de la « trêve » (hudna) avec les gouvernements arabes pour éviter la « sédition » (fitna). En effet, nombre de courants salafistes craignaient une « irakisation » de l’Arabie saoudite si le courant salafiste jihadiste devait prendre de l’ampleur dans le Royaume.
Il paraît évident a posteriori que la confrontation entre Al-Qaïda appuyée par les Salafistes révolutionnaires d’un côté, et les régimes arabes soutenus par les États-Unis de l’autre, a joué un rôle majeur dans les changements qui ont eu lieu au sein des courants salafistes au cours des années 2000. Cela apparaît clairement à travers le rôle qu’ont joué des oulémas comme le cheikh Selman Al-Awda (basé dans le Najd, fief du salafisme), le cheikh Safar Al-Hawâli (basé au Hedjaz, fief du jihadisme) et le cheikh Mohamed Ben Sourour Zein Al-Abidine (à l’époque basé au Qasîm, fief du Frérisme). Les deux premiers sont intervenus, avec d’autres oulémas saoudiens, pour calmer les esprits salafistes très remontés contre les régimes arabes après 2001 ; ils ont œuvré subtilement pour rapprocher les jeunes salafistes du régime saoudien, si bien que nombre d’entre eux se sont livrés aux autorités de leur plein gré, après avoir été inscrits sur la liste des activistes d’Al-Qaïda en Arabie saoudite.
De plus, le cheikh Selman Al-Awda a procédé, auprès de certains groupes, au rapprochement des idées salafistes de concepts qu’ils refusaient jusque-là en bloc, comme la Démocratie, les Droits de l’homme, la Tolérance et l’Altérité. C’est en se basant sur l’expérience de certains mouvements islamistes dans le monde, comme en Turquie et au Maroc, que le cheikh Al-Awda justifiait l’entrée des islamistes dans le processus politique fondé sur des concepts occidentaux comme la Démocratie, que lui et d’autres oulémas rejetaient auparavant sur un plan strictement doctrinal. Et c’est en s’inspirant de la vie du prophète Mahomet qu’Al-Awda a fait accepter le fait de participer aux élections et d’entrer dans des alliances avec des non-musulmans. L’exemple du Prophète – qui faisait de la politique et concluait des alliances en son temps – avait pour objectif de rendre la Démocratie licite et de la présenter comme un moyen de servir les intérêts de l’Islam et des musulmans, de réduire l’injustice et de garantir à l’homme des droits dont il est injustement privé.
Le cheikh Al-Awda a été ainsi un exemple type de ces premiers salafistes convertis, par pragmatisme, à la Démocratie dans sa version islamique (Shûra, consultation). Il a ensuite œuvré pour l’apaisement entre courants salafistes et transféré progressivement le terrain de la confrontation avec le régime saoudien du terrain social vers le monde virtuel en appelant à l’usage extensif des technologies de l’information et de la communication pour atteindre les masses populaires et s’occuper de leur « conscientisation » au lieu de contester frontalement les régimes en place. Cette « démocratisation » du message salafiste par l’instrumentalisation des médias modernes (télévision satellitaire et outils de l’internet) a constitué un succès indéniable et fait d’ailleurs du cheikh Al-Awda l’une des premières vedettes médiatiques du salafisme saoudien.
La mort du Saoudien Ben Laden en plein Printemps arabe, le 2 mai 2011, a permis de révéler un paradoxe insoupçonné.
Cette médiatisation a permis de traduire le changement social en cours sur le plan idéologique et de le faire accepter par le plus grand nombre. Même si l’Arabie saoudite n’a pas été à l’abri d’un conflit entre l’ancienne et la nouvelle génération de Salafistes, les premiers invoquant le patrimoine islamique (turâth) et les seconds, l’esprit réformiste (islâh), un équilibre semblait prévaloir après le Printemps arabe, puisque le régime saoudien, tout en réfutant le concept de « Révolution » (thawra), synonyme pour lui d’anarchie et de sédition, s’est rangé du côté des forces islamistes salafistes qui voulaient le changement par la réforme (islâh) dans les pays arabes. Ainsi, en Egypte, pendant que le Qatar soutenait le courant des Frères musulmans, l’Arabie saoudite appuyait les Salafistes égyptiens, qui furent d’ailleurs par la suite des soutiens du coup d’Etat militaire de 2013 et relativement épargnés par la purge du régime égyptien, grâce à l’intercession saoudienne.
La mort du Saoudien Ben Laden en plein Printemps arabe, le 2 mai 2011, a permis de révéler un paradoxe insoupçonné. Même si son organisation (Al-Qaïda) a sapé la sécurité des États musulmans, à commencer par l’Arabie saoudite, elle les a aussi rendus plus solides politiquement et idéologiquement, dans la mesure où elle les a obligés – au moment où leur légitimité commençait à vaciller – à se renforcer sur tous les plans, et notamment en infiltrant les Salafistes et les courants révolutionnaires sous prétexte de lutte contre le terrorisme.
Forts du soutien des populations qui craignaient la terreur et le chaos, les régimes arabes ont ainsi passé au crible les militants salafistes pour éliminer certains, exiler d’autres, ou en réhabiliter quelques-uns susceptibles de leur être utiles. C’est ainsi que les courants salafistes hostiles aux régimes arabes se sont affaiblis, y compris le plus virulent d’entre eux, le courant salafiste-jihadiste. Malgré les apparences, l’instabilité chronique de l’Irak à partir de 2003 a agi comme un accélérateur de cet affaiblissement en poussant les combattants de cette mouvance vers davantage de violence, en les isolant progressivement de la population. Ainsi, l’idéologie salafiste a pu être récupérée et réintégrée dans le corpus doctrinal et dans le discours politique officiel de la réconciliation nationale.
Mais fin 2013, l’affirmation de l’organisation de « l’État islamique en Irak et au Levant » (EIIL / DAECH) à la faveur de la guerre en Syrie a révélé au monde entier une nouvelle excroissance du courant salafiste-jihadiste. Cette excroissance est de nature panislamique puisqu’elle revendique la restauration du Califat (aboli en 1924) et un retour aux frontières d’avant Sykes-Picot (1916). Par ses ambitions territoriales et son projet de réunification des musulmans sous une même autorité temporelle et spirituelle (le Calife), le porte-drapeau de cette excroissance, « l’État islamique », a fini par liguer contre lui l’ensemble des forces islamistes de la région qui se sont joints à la coalition internationale pour le combattre militairement et idéologiquement. L’Arabie saoudite, après avoir soutenu les salafistes jihadistes de cette tendance dans leur combat contre le régime syrien, s’est retrouvée aux avant-postes pour lutter contre la nouvelle « menace terroriste », désormais à ses portes. Pour ce faire, elle a mis en branle l’ensemble des outils à sa disposition, de la force militaire brute jusqu’aux médias pan-arabes, en passant par les associations d’oulémas, à l’échelle nationale et internationale. Quelle que soit l’issue de la confrontation, il n’est pas certain que le royaume saoudien en sorte indemne.
Copyright 2015-Guidère/de boeck
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. Mathieu Guidère, Etat du monde arabe, De Boeck, 2015
4e de couverture
Depuis le Printemps arabe et malgré la mort de Ben Laden, le monde arabe est plongé dans un nouveau cycle de violence, dont l’épicentre ne cesse de se déplacer, de la Libye au Yémen, en passant par le Sinaï, la Syrie et l’Irak.
Après le temps de l’espoir démocratique, les pays arabes se sont trouvés confrontés, à des degrés divers, à la menace terroriste et au risque de guerre civile. Dans un contexte international marqué par un retour de la guerre froide et des crises à répétition, les perspectives d’avenir sont plus que jamais incertaines. Partout, l’instrumentalisation du religieux produit des monstres qui finissent par se retourner contre leurs créateurs.
Cet ouvrage fait le point sur l’état actuel du monde arabe en proposant des clés pour comprendre les mécanismes en jeu dans les crises complexes que traversent les sociétés contemporaines.
En savoir plus sur le livre de Mathieu Guidère, Etat du monde arabe, sur le site des éditions De Boeck
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