Professeur associé à l’IEP de Grenoble. Ancien président de Médecins du monde. Pierre Micheletti vient de diriger la publication de : Afghanistan, gagner les cœurs et les esprits, dans sa version ebook, PUG/RFI, avril 2013.
En Afghanistan, quel est le bilan de la présence de la coalition internationale depuis 2001 ? A l’heure de son retrait progressif, quelles sont les perspectives géopolitiques de l’Afghanistan ? L’auteur brosse un large tableau de la situation du pays, sans oublier de faire le lien avec l’invasion soviétique de l’Afghanistan en 1979 et les stratégies mises alors en mouvement par les Etats-Unis.
LE SOMMET de Lisbonne à l’automne 2010 avait officialisé le retrait progressif d’Afghanistan des troupes de l’OTAN à partir de 2011. Il entérinait le début de la phase dite de « transition » 2010-2014. Durant l’année 2012 deux réunions internationales ont eu lieu, de première importance pour l’avenir du pays, en ce qu’elles devaient formaliser le soutien militaire et non-militaire qui sera apporté à l’Etat afghan par les pays donateurs ou engagés militairement au sein des forces de la coalition internationale. Après la phase de transition, la décennie 2015-2025 étant envisagée comme une phase de « transformation » du pays.
Le sommet de l’OTAN à Chicago s’est tenu au mois de mai 2012, il a entériné le principe du maintien d’un effort financier à hauteur de 4,1 milliards de dollars par an jusqu’en 2014 pour soutenir les forces armées afghanes. Le président François Hollande, nouvellement élu, y représentait la France. Début 2012, sans attendre la tenue du sommet, la France avait annoncé un retrait anticipé de ses 3600 soldats avant la fin de l’année 2013.
En juillet 2012 se tenait le deuxième sommet de Tokyo (le premier avait eu lieu en 2002 pour jeter les bases de la reconstruction du pays, après la défaite des talibans). Il a réuni les pays donateurs, les organisations internationales et le gouvernement afghan pour discuter du développement de l’Afghanistan sur le long terme. Dans un pays où le PIB est estimé par la Banque mondiale à 17,24 milliards de dollars (2010), une étude récente réalisée par cet organisme [1] souligne que les revenus afghans seront pendant des années incapables de couvrir les dépenses de l’Etat. Le déficit budgétaire est estimé à 21% en 2025, avec un pic à 39% en 2014, avec des dépenses de sécurité qui représenteraient près des trois-cinquièmes du déficit accumulé jusqu’en 2025.
Le sommet de Tokyo a pris la décision d’apporter une aide de 16 milliards de dollars d’ici à 2016, dont 230 millions seront fournis par la France. L’engagement de la France en Afghanistan étant estimé à 2 milliards d’aide civile et militaire depuis 2008 [2].
Alors que ces différentes réunions ont balisé l’aide internationale qui sera fournie, vient le moment d’un bilan de la stratégie mise en place depuis quelques années pour « gagner les cœurs et les esprits ». Les chiffres qui qualifient la réalité quotidienne de la population afghane sont éloquents, même s’il convient d’être prudent à l’égard des statistiques dans un pays dont même le décompte de la population donne des écarts qui varient de 27 à 35 millions d’habitants [3]…
Après plus d’une décennie de présence des troupes de la coalition internationale, une question dérangeante a peu à peu émergé : qui a véritablement intérêt, parmi les parties au conflit comme parmi les principaux acteurs et bénéficiaires de l’économie de guerre qui prévaut dans le pays, à voir aboutir un processus de paix que la population ne peut qu’appeler de ses vœux ? Autrement dit, où la majorité des afghans, après trente ans de guerre et de violence, pourrait-elle déceler des signes d’espoir ?
Le conflit afghan est l’archétype de situations que Geoges Corm nous recommande d’analyser selon une « politologie multifactorielle et profane », sans la réduire à une surinterprétation de sa dimension religieuse [4]. Depuis 2001, nous sommes passés d’une guerre « anti-terroriste », contre les fiefs des djihadistes d’al Qaeda, à une guerre « anti-talibane ».
Telle une litanie, les sujets de préoccupation – multiples eux aussi - traduisent, dans plusieurs domaines, une détérioration qui va crescendo .
La violence et l’insécurité gagnent en intensité comme en extension territoriale. Selon le bureau afghan pour la sécurité des organisations non gouvernementales (ANSO ou Afghan NGO’s Safety Office), le nombre de civils tués par les insurgés est passé de 1 755 en 2008 à 2 428 en 2010 [5]. De 2006 à 2010, le nombre d’attaques mensuelles menées par l’opposition armée a été en constante progression.
Chaque année, c’est durant les mois d’été que le pays connaît un pic de violence. En août 2006, ce pic était de 335 attaques enregistrées. Il a été de 1 541 pour le mois de septembre 2010. Sur un total de trente-quatre provinces, huit sont considérées comme à très haut risque en matière de sécurité, six comme à haut risque ; seules quatre provinces comportent de faibles niveaux de violence, mais même le nord du pays, traditionnellement réputé plus calme, connaît dorénavant une dégradation rapide de la situation.
Sur près de trente millions d’habitants, neuf vivent sous le seuil de pauvreté absolue (avec moins de un dollar par jour) et cinq disposent de moins de deux dollars par jour [6].
La paysannerie afghane et son modèle économique sont en pleine décomposition, ce qui fait le lit d’une production d’opium florissante ces dernières années. En 2005 l’Afghanistan produisait 4 100 tonnes d’opium.
La récolte de 2006 se montait à 6 100 tonnes, puis 8 200 tonnes en 2007, 7 700 tonnes en 2008 et 6 900 tonnes en 2009. Pire, à l’heure ou s’accélère le retrait de la coalition, la production de drogue connaît une nouvelle accélération. Pour la seule année 2011, la production d’opium a connu une hausse de 7% dans le pays [7]. Les données de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (UNODC) plaident pour un accroissement notable de la production en 2013. Une enquête réalisée par cet organisme fin 2012 dans 546 villages du pays laisse apparaître une augmentation de 30% des surfaces plantées. La production de drogue est dès lors estimée à 60% du PIB afghan. [8]
Par une sorte de retour ironique de l’histoire, c’est le voisin russe qui s’est mobilisé ces dernières années aux côtés de la coalition et tire la sonnette d’alarme. Le circuit d’approvisionnement par la route depuis Karachi au Pakistan étant devenu extrêmement dangereux pour les camionneurs [9], la Russie pèse maintenant de tout son poids pour qu’une partie de l’énorme logistique nécessaire aux troupes que déploie l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) arrive via des États d’Asie centrale qui restent en partie sous sa dépendance. En contrepartie, la Russie avait demandé avec insistance que soit revisitée la stratégie de la coalition pour combattre la drogue [10] : l’occupant d’hier consomme en effet 20 % de l’héroïne produite dans le monde…
Ce n’est en tout cas pas dans la vie politique locale que la population afghane trouvera de flagrants motifs d’espérance : l’élection présidentielle de 2009 a été entachée d’irrégularités majeures, mais finalement entérinée par une coalition embarrassée. Les affaires de corruption vont notoirement jusqu’au sommet de l’État et on assiste à une fuite massive des capitaux.
L’État afghan est défaillant dans sa capacité à se déployer partout sur le territoire national. Ainsi 60% de la population rurale vit à plus d’une heure de transport de toute structure de santé [11]. Si les taux de mortalité maternelle se sont nettement améliorés depuis 2005 [12], le pays reste le 2ème au monde pour cette cause de mortalité des femmes. En revanche, les taux de malnutrition globale et de malnutrition sévère chez les enfants se sont aggravés ces dernières années [13]. L’Afghanistan détient le triste record mondial de la mortalité des enfants de moins de cinq ans. Dans certaines provinces (sud-est, centre et ouest) les ratios d’offre de soins médicaux sont de un médecin pour 32 000 à 215 000 habitants [14].
Les exemples de corruption s’accumulent, faisant le jeu du mouvement taliban qui s’alimente des dividendes de l’économie de guerre, dont l’énorme logistique lui profite en partie, et de la production de drogue. Cela conduit la coalition à concentrer ses efforts militaires ainsi que son soutien financier et humanitaire vers les zones les plus violentes, celles où l’insurrection est la plus active. La population vit cette situation comme une sorte de paradoxe, une prime octroyée aux zones les plus en révolte [15].
Mais ces zones sont aussi, souvent, celles des pachtounes, et ainsi se trouvent renforcées les rivalités tribales dans la mosaïque ethnique afghane – en réalité afghano-pakistanaise – qui a été décrite. Dans nombre de provinces contrôlées par les talibans, un système parallèle de « shadow governors » a été mis en place, chargé de diriger les opérations menées par les rebelles, mais également de canaliser l’aide à la population et de rendre la justice selon les règles traditionnelles [16].
Les gigantesques ressources naturelles du pays attisent les convoitises étrangères, dont celles de la Chine parmi les premiers à s’être massivement investie dans leur exploitation [17]. Cuivre, or, terres rares, pétroles, gaz…pour des montants estimés à 1000 milliards de dollars, peuvent, du fait de l’insécurité, être exploités de façon totalement incontrôlée, dans un scénario « à l’africaine », sans contribuer dès lors à améliorer l’équation économique qui attend le pays.
Les États-Unis ont injecté 1 000 milliards de dollars dans cette guerre, qui leur coûte encore actuellement 150 milliards de dollars par an [18].
Au-delà des résultats militaires, largement problématiques au regard des objectifs initiaux, c’est tout le modèle de l’aide internationale qui est en cause. Très vite après le début de l’offensive militaire de 2001, la rhétorique américaine, que la coalition a faite sienne, a parlé de « phase de reconstruction » et de post-conflit – comme si les problèmes de fond du pays, multiples et intriqués, s’étaient trouvés résolus d’un coup de baguette magique, en même temps que l’état-major d’al-Qaeda était mis en déroute dans les grottes de Tora Bora.
La réalité des complexités afghanes et de leurs racines est têtue, et les discours, comme les actes belliqueux, ne suffisent pas à la faire mentir. La population, aussi bien que les soldats de la coalition, continue à en faire l’amère expérience.
Enfin, le conflit en cours organise, à un niveau jamais atteint, la confusion des genres entre militaires et humanitaires. Cette confusion est de nature à hypothéquer, très au-delà du théâtre afghan, la capacité à agir et la sécurité des organisations non gouvernementales. C’est un vrai changement de paradigme auquel le mouvement humanitaire est ici confronté [19]. Ce mouvement se voit en effet délibérément, et contre la volonté de quelques grandes organisations non gouvernementale (ONG) internationales et du Comité international de la Croix Rouge (CICR), placé, par l’État-major de la coalition et par une partie des financeurs, comme l’United States Agency for International Development (USAID), dans le rôle de voiture-balai des opérations militaires.
Le travail des ONG qui se prêtent à cette manipulation est présenté comme un outil au service de la reconstruction. Dans les faits, ce discours et cette stratégie constituent un déni de réalité. On assiste au contraire à la détérioration des conditions de vie et de sécurité de la population.
Quelles sont les pistes de réflexion pour que l’avenir du pays ne se résume pas à un habillage confortable – un argument de marketing international pour justifier un retrait sur la pointe des pieds - ? Une façon de faire admettre par les opinions publiques, en Afghanistan et ailleurs, que « tout est en bonne voie » et que les morts et les milliards de dollars ont servi avec efficacité la « juste cause » du courroux initial des États-Unis face aux attentats du 11 septembre 2001 à New York et à Washington ?
Ce n’est pas le retrait qui pose problème ici – il est en cours et va s’accélérer. Toutefois, les conditions et les stratégies qui vont l’accompagner seront déterminantes. De ces conditions dépendent, sur le fond, que soient jetées les bases d’orientations qui laissent quelques espoirs en évitant le scénario du télescopage généralisé et dramatique de tous les ingrédients du conflit.
Le soutien des membres de la coalition au leader américain devrait d’abord passer par une aide à la reformulation d’une lecture politique de la situation afghane.
Un conditionnement de l’engagement européen, de son aide civile et militaire, à une autre lecture du conflit et des solutions envisagées pourrait utilement peser sur le scénario de l’avenir.
Ce scénario ne semble pas être de mise à court terme. C’est ainsi que le rapport remis par Monsieur Hubert Védrine au président de la République le 14 novembre 2012 ne remet pas en cause la réintégration de la France dans l’OTAN, et émet des réserves sur les limites consistant à relancer, de façon isolée par la France, l’Europe de la défense [20].
De même convient-il de souligner combien les nouvelles doctrines militaires ont cherché à influencer le positionnement des ONG. Les plus dépendantes financièrement, ou les plus politiquement perméables à ces discours ont, par leur proximité avec les forces armées de la coalition, modifié la perception à l’égard de la communauté humanitaire tout entière. Malgré son polymorphisme réel, le mouvement humanitaire ne peut plus aujourd’hui échapper complètement à un brouillage de l’image de sa neutralité et de son impartialité aux yeux d’une partie des belligérants, et ce bien au-delà du théâtre afghan, conduisant à une relative paralysie du mouvement humanitaire français sur la scène internationale [21].
Les ONG qui veulent réaffirmer leur indépendance vis-à-vis des stratégies militaro-humanitaires, soutenues en cela par le CICR, se trouvent ainsi devant la nécessité de revenir aux fondamentaux de l’action humanitaire en se dégageant de la logique dans laquelle certains États de la coalition ont voulu les placer, au premier rang desquels les États-Unis et la Grande Bretagne.
Dans le cas particulier des ONG françaises, elles sont dorénavant confrontées à la nouvelle doctrine énoncée par le président de la République à l’égard des prises d’otages : le gouvernement s’opposera à toute transaction financière. Cette décision aura bien entendu des conséquences sur la capacité de déploiement des humanitaires français [22].
Ainsi, pour pouvoir agir, les organisations humanitaires internationales non gouvernementales, se trouvent-elles, de fait, devant le choix d’établir le contact avec les talibans pour négocier un réel accès aux populations en difficulté. Cette stratégie des ONG est synergique avec d’autres négociations menées par le gouvernement de Hamid Karzai vis-à-vis des talibans, processus déjà initié mais objet, jusqu’ici, de fortes réticences américaines.
La mort de ben Laden début mai 2011 a constitué l’un des arguments utilisés par Barack Obama, dans son discours du 22 juin 2011, pour justifier du retrait avant septembre 2012 d’un tiers des troupes américaines. Deux heures après, un communiqué du président Sarkozy annonçait le départ, dans les mêmes proportions et conditions, d’une partie des troupes françaises. Le président F. Hollande, nouvellement élu, a, pour sa part, pris la décision d’accélérer le calendrier initialement prévu avant le sommet de Chicago.
En novembre 2012 l’armée française a quitté la létale vallée de Kapisa. Il n’y a plus d’unités combattantes en Afghanistan et les 1 500 soldats restants sont désormais basés à Kaboul.
L’armée afghane est maintenant capable d’assurer elle-même la sécurité du pays, nous dit-on. Rien n’est plus douteux. Une armée nationale n’a de sens que si le sentiment d’appartenir à une même nation est partagé par tous les citoyens. Or, l’Afghanistan est plus fragmenté que jamais et les "seigneurs de la guerre", de différentes ethnies, commencent à recruter leurs milices privées, en prévision de l’après 2014, dans les rangs mêmes de l’armée nationale ! Ainsi le taux de désertion dans l’armée afghane pour l’année 2012 était-il estimé à 2,3% par mois [23]...
A-t-on progressé ? Que propose-t-on aujourd’hui ? De négocier avec les talibans, pour calmer les populations rebelles par la coopération et le développement, de lutter contre la corruption et pour la bonne gouvernance. La même rengaine de bonnes intentions depuis tant d’années, nécessaires mais insuffisantes. Un proverbe dit :"Par amitié, un Pachtoune vous accompagnera joyeusement en enfer, mais vous ne pourrez jamais l’amener de force avec vous au paradis !" ; "Afghanistan, cimetière des empires" disaient les Anglais, "Royaume de l’insolence" ajoutait Michael Barry [24]. Les talibans ne négocieront pas dans les conditions actuelles, aussi longtemps que les Américains négocieront de leur côté, avec le président Karzaï, le maintien d’un contingent permanent de 6 à 9 000 soldats, après 2014 [25] ; et tant que la question de voisinage entre les deux États ne sera pas réglée, les insurrections ne cesseront pas [26].
À partir de 1996, les talibans fondamentalistes radicaux venus des madrasas, alors au pouvoir, avaient accordé asile au mouvement al-Qaeda. Mais quinze ans après la victoire du mollah Omar à Kaboul, entre la priorité accordée au contrôle d’une large partie du territoire national par les talibans et la logique internationaliste du mouvement al-Qaeda, la convergence n’est plus nécessairement de mise, comme en témoignent les affrontements épisodiques entre différents groupes rebelles.
En outre, un des principaux objectifs de guerre de la coalition, la lutte contre al-Qaeda, a désormais largement glissé vers le Pakistan voisin, dans la logique de transition d’un conflit Afghanistan-Pakistan vers un conflit Pakistan-Afghanistan.
Il s’agit d’une nouvelle donne politique dont on ne peut faire l’économie pour espérer qu’émerge un scénario de réconciliation, sans négliger pour autant l’héritage que laisse la mort de ben Laden et la capacité du mouvement à poursuivre la lutte sans sa figure tutélaire. On assiste en effet depuis plusieurs mois à un renforcement d’al-Qaeda dans le nord-est de l’Afghanistan [27]. Ainsi y a-t-il un subtil équilibre à rechercher à l’égard des différentes factions talibanes : ouvrir la discussion avec ceux qui sont sur une logique strictement nationale, et ne pas baisser la garde à l’égard de la mouvance djihadiste internationale.
À partir du printemps 2011, il est apparu que des contacts étaient en cours entre les Américains et Tayeb Agha, proche du mollah Omar, le leader des talibans, témoignant d’une inflexion de la stratégie des États-Unis, complémentaire des nouvelles décisions militaires annoncées par le président.
Considérer la place des talibans dans l’équation politique, c’est ipso facto ne pas réduire les causes de la violence, comme on a parfois pu le faire, à une lecture exclusivement religieuse, mais considérer le rôle majeur des problèmes endémiques qui perdurent, dont les talibans font un usage politique et un moteur du conflit armé.
C’est également tenir compte de la dimension transfrontalière des Pachtounes, dont sont majoritairement issus les talibans, qui apparaît comme l’un des problèmes cruciaux à résoudre. La Conférence de Chantilly en décembre 2012 a constitué la dernière initiative d’ampleur prise par la France, pour réunir les principaux acteurs afghans de la négociation à venir. Le président Karzai n’a cependant pas tardé à réaffirmer la primauté de Kaboul en la matière [28].
En arrière-plan demeure l’obsession historique du pouvoir pakistanais d’un « Grand Pachtounistan » qui amputerait une partie du nord-ouest du pays, stratégie longtemps utilisée par l’Inde dans sa volonté d’affaiblir le rival de toujours. Ainsi, comme dans un emboîtement de poupées russes, émerge encore le bras de fer entre le Pakistan et l’Inde qui pointe une piste de travail primordiale pour l’apaisement du conflit. La signature, en grande pompe par le premier ministre indien Manmohan Singh en 2011, d’un accord de coopération, assorti de la proposition de former les cadres de l’armée afghane, ne plaide pas pour un apaisement de cette tension.
Ce raisonnement en cascade, chemin faisant, nous éloigne de l’équation initiale et simpliste du « choc des civilisations » qu’a incarné la politique du président Georges W. Bush à partir de 2001.
Ce serait oublier que l’ « essentialisation » du fait religieux dans le conflit afghan a d’abord été une stratégie utilisée par la CIA lors de l’invasion soviétique, pour que l’Afghanistan devienne « le tombeau de l’Armée rouge », conformément aux vœux du Président Ronald Reagan. Mais aujourd’hui le conflit a changé de nature, ce n’est plus au nom d’un djihadisme internationaliste que combat la majorité des talibans, mais pour récupérer le contrôle de leur territoire.
Ce serait oublier la logique à géométrie variable qu’adoptent les pays occidentaux à l’égard de l’activisme wahhabite. Des « salafistes wahhabites que nous pourchassons au Mali, courtisons en Arabie saoudite et secourons en Syrie… » [29].
Ce serait oublier qu’en Afghanistan, sur la question religieuse, le monstre s’est retourné contre son concepteur…
L’ouverture d’un bureau de représentation des talibans au Qatar constitue ainsi une forme de reconnaissance du retour de ce mouvement sur la scène politique internationale. La situation économique des États-Unis plaide également pour un ralentissement des dépenses militaires, donc pour une accélération des démarches politiques afin de créer les conditions d’un retrait qui n’apparaisse pas comme une déroute. À l’été 2011, la dette publique américaine a atteint le niveau record des 14 000 milliards de dollars – contexte économique qu’Obama a repris sous la formule « il est temps de se concentrer sur le nation building ici, chez nous » lors de son discours de juin 2011 sur l’Afghanistan…
Georges Lefeuvre, spécialiste de la région plaide pour la mise en place d’une mission diplomatique ad hoc entre les deux capitales, pour aider le Pakistan et l’Afghanistan à définir ensemble un nouveau statut de la Ligne Durand afin qu’une Conférence internationale de paix, réunissant les grandes puissances, l’ONU et tous les pays de la région, puisse ensuite être organisée avec, enfin, une réelle chance de succès.
À partir du retrait des troupes soviétiques, en 1989, le pays avait glissé vers l’indifférence. Il faudra les attentats du 11 septembre 2001 pour que l’Afghanistan revienne sur les « écrans radar » des pays occidentaux.
S’engage-t-on vers le même scénario alors que, sur le fond, demeurent, en interne comme au niveau régional, nombre d’ingrédients du conflit ?
Pour nourrir la violence, s’entremêlent intimement les racines propres à la situation afghane avec celles, importées, qui la perfusent de l’extérieur.
Il faut espérer que l’Afghanistan finira par échapper à cette double logique et, dans un cas comme dans l’autre, à trouver les voies d’une résolution politique, pour, enfin, cesser d’être le pays de « l’éternité en guerre ». Mais il n’y arrivera pas sans une réelle prise en compte de la dimension régionale de ce conflit.
Copyright Mai 2013-Micheletti/Diploweb.com
Le présent article est inspiré de l’ouvrage : "Afghanistan, gagner les cœurs et les esprits" dans sa version ebook, Pierre Micheletti (dir.), PUG/RFI, avril 2013.
Pierre Micheletti (dir.), Afghanistan, gagner les cœurs et les esprits. Préface d’Azim Naïm. Prologue de Frédéric Bobin. Version ebook, PUG/RFI, avril 2013
Présentation par l’éditeur
« Justice est faite », déclarait le président Barack Obama en mai 2011, en annonçant la mort d’Oussama Ben Laden, mettant fin à dix années de bras de fer entre les autorités des Etats-Unis d’Amérique et le leader islamiste.
Deux années supplémentaires se sont écoulées depuis le raid des forces spéciales américaines contre l’édifice qui abritait Ben Laden au Pakistan, prolongeant un nouveau cycle de guerre civile. Une période durant laquelle l’épicentre de l’affrontement anti terroriste s’est situé sur les terres afghanes. Douze ans de violence et de guerre qui auront été le quotidien d’un peuple dont les perspectives d’avenir ne se sont pas soldées dans la mort de la figure tutélaire d’al-Qaeda.
En Afghanistan, sur la question religieuse érigée en stratégie antisoviétique durant la guerre froide, le monstre s’est retourné contre son concepteur…
Après le temps des Soviétiques, puis celui des Talibans, vient la fin programmée du temps des Américains et de leurs alliés occidentaux, celui qui devait conduire à la paix et à la démocratie, à la fin de la production de drogue, à la liberté pour les femmes, celui qui devait, enfin, réussir à « gagner les cœurs et les esprits »… Nous en sommes loin.
Dans cet ouvrage écrit à plusieurs mains, des universitaires spécialistes de la question, des journalistes de terrain et des praticiens de l’action humanitaire croisent leurs points de vue sur les mécanismes qui alimentent le conflit, dressent un bilan de la période qui s’achève et mettent en lumière quelques chemins possibles pour imaginer d’autres scénarios que ceux de la violence répétée. Pour enfin voir fleurir un espoir sur les cendres des attentats du 11 septembre 2001 comme sur la terre endeuillée de l’Afghanistan.
Ont aussi contribué à cet ouvrage :
Frédéric Bobin, Jean-Paul Burdy, Laurent Corbaz, Antonio Donini, Philippe Droz-Vincent, François Grünewald, Michiel Hofman, Louis Imbert, Georges Lefeuvre, Olivier Maguet, Sami Makki, Azim Naim, Franck Petiteville, Laurent Saillard, Pierre Salignon, Fiona Terry, Olivier Vandecasteele.
Voir le livre Afghanistan, gagner les cœurs et les esprits, dans sa version ebook sur le site des PUG
[1] « Afghanistan, from Transition to Transformation », Banque mondiale, 1er juillet 2012.
[2] Jacques Follorou, Le Monde, 28 janvier 2012.
[3] Prisca Benelli, Antonio Donini, and Norah Niland, Afghanistan : Humanitarianism in Uncertain Times, Feinsteirn International Center, novembre 2012, page 5.
[4] Corm Georges, Pour une lecture profane des conflits, La Découverte, Paris, 2012, page 24.
[5] The Afghanistan NGO Safety Office (ANSO), ANSO Quarterly Data Report Q. 4 2010.
[6] Donini Antonio, Afghanistan : Humanitarianism Unraveled ?, Tufts University, Feinstein International Center, mai 2010.
[7] UNODC, Afghanistan Annual Opium Poppy Survey, 2011.
[8] Follorou Jacques, « La culture du pavot bat des records en Afghanistan », Le Monde, 19 avril 2013.
[9] Bobin Frédéric, « Karachi, La guerre de l’ombre », Le Monde, 19 avril 2011.
[10] Smolar Piotr, « Moscou réclame une nouvelle stratégie internationale en Afghanistan pour combattre la drogue », Le Monde, 2 avril 2011.
[11] Ibid page 8.
[12] Les estimations varient de 327 à 460 décès pour 100 000 naissances vivantes en 2011. Elle était estimée à 710 décès pour 100 000 naissances vivantes en 2005.
[13] Ibid page 6.
[14] Ibid page 9.
[15] Gompelman Geert, Winnings Hearts and Minds ? Examining the relationship between Aid and Security in Afghanistan’s Faryab Province, Tufts University, Feinstein International Center, janvier 2011.
[16] Jean d’Amécourt, Diplomate en guerre à Kaboul, Robert Laffont, Paris, 2013, page 245.
[17] Frédéric Bobin, Afghanistan : après la guerre, la bataille des mines, Le Monde Géo & Politique, 30-31 octobre 2001.
[18] Darronsoro Gilles, « Afghanistan : pourquoi la guerre s’enlise », Alternatives internationales, Hors-série n° 8, décembre 2010.
[19] Micheletti Pierre, « L’Afghanistan, nouveau paradigme humanitaire », Le Monde, 14 août 2010.
[20] Hubert Védrine, Les conséquences du retour de la France dans le commandement militaire intégré de l’OTAN, l’avenir de la relation transtlantique et les perspectives de l’Europe de la défense, La Documentation française, ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics, Paris 2012.
[21] Pierre Micheletti, Afghanistan, Syrie, Mali, les humanitaires français à la peine, Politis, 14 mars 2013.
[22] Pierre Micheletti, Otages : l’action humanitaire fragilisée, Le Monde, 23 avril 2013
[23] Jean d’Amécourt, Ibid, page 326.
[24] "Le Royaume de l’insolence", Michael Barry, Flammarion 2002, mise à jour 2011.
[25] Cf visite de Karzai à Washington, du 7 au 14 janvier 2013.
[26] Tout le paragraphe qui précède est emprunté à Georges Lefeuvre.
[27] Lefeuvre Georges, « Al-Qaïda consolidée en Afghanistan », Le Monde, 17 mai 2011.
[28] Jacques Follorou, La diplomatie française butte sur l’Afghanistan, le Monde, 31 décembre 2012 - 1er janvier 2013.
[29] Régis Debray, La France doit quitter l’OTAN, le Monde Diplomatique, mars 2013.
SAS Expertise géopolitique - Diploweb, au capital de 3000 euros. Mentions légales.
Directeur des publications, P. Verluise - 1 avenue Lamartine, 94300 Vincennes, France - Présenter le site© Diploweb (sauf mentions contraires) | ISSN 2111-4307 | Déclaration CNIL N°854004 | Droits de reproduction et de diffusion réservés
| Dernière mise à jour le mercredi 18 décembre 2024 |