Géopolitique du Kazakhstan. La grève des pétroliers de Mangistau, dans l’ouest du Kazakhstan, entamée voici un an, s’est conclue dramatiquement en décembre 2011 à Žanaozen et Šetpe. H. Rousselot explique que ces mois de conflit d’une ampleur sans précédent dans l’histoire de ce pays, ont terni sa longue réputation de « pays stable ». Ce modèle de « stabilité à tout prix » vient de montrer ses limites. L’acceptation du régime, très solide et partagée par une grande part de la population jusqu’à présent, s’en trouve largement érodée. Avant même cette tragédie, le conflit était déjà perçu par certains observateurs comme le signe d’un renforcement du mécontentement social. La raison en est la rupture du contrat social qui liait depuis 20 ans la population et les plus hautes autorités. Les ambitions personnelles de N. Nazarbaev sur les épaules duquel tient en grande partie tout le pouvoir, et les luttes internes pour sa succession expliquent en partie cette rupture.
L’EPILOGUE de décembre 2011 pose la question de savoir pourquoi Astana a laissé le conflit aller jusqu’à ce stade, connaissant le risque probable d’un embrasement de la région. Il ne s’agit pas de son incapacité à répondre à ce mouvement, par manque d’expérience ou en raison de l’absence de véritables relais de décision au sein des structures du pouvoir, mais plutôt d’une volonté délibérée à des fins politiques. Ces évènements révèlent une crise du système politique et économique au Kazakhstan que dénoncent partis et coalitions d’opposition, malgré la répression croissante à leur égard. Ils réclament le départ de plusieurs membres du gouvernement, voire du président lui-même. Mais de nombreuses élites du pays souhaitent conserver N. Nazarbaev aussi longtemps que possible comme président.
Les autorités ont laissé se dégrader ce conflit, commencé au mois de mai 2011 dans les entreprises Karažanbasmunaj (l’entreprise appartient à parts égales aujourd’hui à la branche Exploration & Production de la compagnie nationale KazMunajgaz et à la chinoise CITIC Group) et Ozenmunajgaz (filiale de la branche Exploration & Production de la compagnie nationale KazMunajgaz), en refusant tout processus de négociation avec les grévistes. Leurs principales revendications consistaient en des augmentations de salaires, le droit à des syndicats indépendants, et la libération de certains de leurs camarades, emprisonnés depuis l’été 2011. En ce 16 décembre 2011, le maire de ville de Žanaozen qui s’apprêtait à célébrer, comme le reste du pays, les 20 ans de l’indépendance de cette république ex soviétique, avait clairement l’intention de chasser du centre de la place Yntymak des pétroliers grévistes dont les revendications n’avaient toujours pas été prises en considération. Des unités d’élite ont encerclé la place, utilisé des gaz lacrymogènes afin d’en déloger les 5 000 personnes présentes et tiré à balles réelles qui ont fait, officiellement, 17 morts et environ 100 blessés.
Des réussites en termes d’amélioration de niveau de vie sont manifestes au Kazakhstan puisque l’ONU le classe au 73ème rang en 2007-2008 puis au 68ème rang, en 2011, d’après l’indice de développement humain du Programme des Nations Unies pour le Développement. Une légère baisse du taux de chômage officiel (de 5,4 à 5,3%) est enregistrée sur les trois premiers trimestres 2011. La crise mondiale de 2008 a eu toutefois un impact violent sur la situation socio-économique du pays. Dans la région pétrolière de Mangistau, le taux officiel du chômage est paradoxalement un petit peu plus élevé que la moyenne nationale (de 5,8% au troisième trimestre 2011). Deux facteurs expliquent ce taux dans une région industrielle qui produisait, en 2009, près d’un quart des hydrocarbures du Kazakhstan en valeur : la production d’hydrocarbures est capitalistique par nature, c’est-à-dire qu’elle nécessite des capitaux importants mais peu de main d’œuvre et elle est quasiment le seul secteur industriel de la région. Les inégalités sociales y sont très sensibles et une redistribution déséquilibrée des richesses explique que si le niveau de vie est relativement élevé, le taux de pauvreté y est deux fois supérieur à la moyenne nationale.
De plus, des différences salariales entre les employés kazakhstanais et étrangers (occidentaux et chinois essentiellement) du secteur pétrolier ont été dénoncées, en 2011, par le parti d’opposition OSDP « Azat » après que le Premier ministre K. Masimov ait déjà indiqué, en juin 2010, que les salaires des pétroliers kazakhstanais ne devaient pas être inférieurs à ceux des spécialistes étrangers. Selon la direction de la compagnie nationale KazMunajGaz (KMG), les salaires nets au sein de l’entreprise Karažanbasmunaj [1] s’échelonnaient, en 2011, entre 250 et 450 000 Tengué (soit, au cours de 1 € pour 210 Tengué, environ 1190 et 2142 €) et les salaires des ouvriers auraient augmenté de 75% depuis 2007, voire de 90% pour certaines catégories. Cependant, les employés de l’entreprise disaient ne percevoir que des salaires compris entre 70 et 110 000 Tengué (soit environ 333 et 523 € ; le minimum vital est estimé à 17 335 Tengué, soit 85,5 €), ce qui est insuffisant pour subvenir aux besoins d’une famille dont plusieurs membres peuvent être chômeurs (preuve que le taux réel du chômage est plus élevé que l’officiel), et compte tenu des prix des produits alimentaires qui y sont les plus élevés du pays (1800-2000 Tengué le kilo de viande).
Les événements de décembre 2011 ont achevé ce mouvement amorcé au début de l’année 2011 et ouvrent une nouvelle phase de manifestation de mécontentement qui découle de la rupture du contrat social, fondé sur la promesse d’atteindre un niveau de vie européen, grâce au succès économique. Cet objectif affiché par les autorités n’est pas devenu une réalité pour la majorité de la population. L’énorme différence entre la richesse des élites nationales et le niveau de vie du reste de la population, le règne de la corruption, et l’arbitraire affiché (qui ne sont, du reste, pas propre à cette république ex-soviétique) ont conduit à une montée du mécontentement, particulièrement dans l’Ouest du pays, où les employés du secteur pétrolier voient leurs conditions de vie se dégrader.
Cette dégradation socio-économique au niveau national, et surtout dans l’ouest du Kazakhstan, a favorisé l’établissement, discret dans un premier temps, de courants islamistes. À la fin des années 2000, le Kazakhstan est devenu une base de recrutement de Kazakhs, mais aussi de travailleurs centrasiatiques immigrés, par des islamistes. Au cours de l’été 2011, certains responsables locaux n’avaient pas hésité à signaler la menace que présentent des groupes de radicaux islamistes, dans la région d’Aktobe, également productrice d’hydrocarbures, et où auraient fusionné des criminels et des radicaux islamistes, pratiquant un commerce illégal de pétrole [2]. Face à la vague d’attentats de 2011 [3], le pouvoir a d’abord pratiqué le déni notamment pour ne pas entamer l’image internationale du pays, puis il a reconnu ce surgissement de phénomènes terroristes.
La stabilité au Kazakhstan qui avait été obtenue, aussi en grande partie, par l’étouffement de l’opposition, a provoqué une radicalisation des adversaires du régime. En 2008, Didier Chaudet écrivait qu’« Une telle logique qui est appliquée partout en Asie centrale, aura des effets pervers sérieux : l’emprisonnement d’individus religieux et peut-être, parfois extrémistes idéologiquement, peut conduire à les radicaliser encore davantage » [4]. Et ces dernières années auraient vu plus d’un millier de radicaux islamistes incarcérés dans des prisons kazakhstanaises, où ils seraient comme des « poissons dans l’eau ». De plus, leur nombre est assez élevé parmi les jeunes diplômés refusant l’autorité des oulémas traditionnels (docteurs de la loi coranique, garants du respect et de l’application des principes de l’islam) ou des imams, qui généralement enseignent le respect du pouvoir politique en place.
Selon le responsable de l’Union des Musulmans du Kazakhstan, Murat Telibekov, la principale raison de l’extrémisme religieux au Kazakhstan réside dans la situation socio-économique et la croissance des inégalités. Mais pour Erlan Karin, secrétaire au développement stratégique du parti présidentiel Nur Otan, il n’y aurait pas de lien de causalité évident entre chômage et engagement dans un groupe religieux extrémiste. L’un des responsable du parti OSDP « Azat » Bulat Abilov souligne, lui, l’insuffisance des investissements par l’État dans les zones rurales, qui pousse des populations à migrer vers les villes. Il pose ainsi la question de la répartition et de la gestion de la manne pétrolière Le nombre de chômeurs augmente donc, formant une couche de « nouveaux pauvres urbains » dont les liens traditionnels avec les communautés villageoises sont rompus. L’absence de perspective de mobilité et d’amélioration du statut social, liée au phénomène de corruption renforce le sentiment d’injustice. Les contradictions croissantes entre un climat de relative liberté économique et le caractère autoritaire du régime politique exacerbent ce malaise.
Le régime kazakhstanais, qualifié de sultanique par plusieurs observateurs, entame sans doute une phase de déliquescence. En témoignent les luttes entre l’armée, la police et des forces de sécurité, et notamment l’ex-KGB et le ministère de l’Intérieur. L’influence de la famille du président au sein de l’exécutif exaspère les élites au pouvoir dont les alliances se recomposent souvent en fonction d’enjeux divers, et conduit à des dissensions permanentes. De plus, la dérogation à la règle de la représentation des différents clans (d’origine régionale ou pas) à la tête des organes de pouvoir peut entrainer aussi des tensions qui se traduisent par des scandales politico-financiers et des accusations de corruption. Des permutations aux postes de responsabilités exacerbent ces tensions, tout en ne permettant pas un renouvellement du personnel politique. Il est à noter toutefois que K. Masimov est le premier Premier ministre, maintenu dans son poste (qu’il occupe depuis le 10 janvier 2007). Et si la crise économique justifie en partie cette exception, ses très bonnes relations avec Moscou facilitant les relations russo-kazakhstanaises et donc la formation de l’Union douanière avec la Russie et la Biélorussie, expliquent également ce maintien.
Le « verrouillage » du système par le président s’étendait au pouvoir législatif puisque, jusqu’aux dernières élections, le Parlement était exclusivement composé du parti présidentiel Nur Otan. Sa dissolution, le 16 novembre 2011 et la tenue de nouvelles élections le 15 janvier 2012, ont été motivées par N. Nazarbaev sous la pression de l’OSCE, présidée par le Kazakhstan en 2010. Y sont entrés le parti Ak Žol (présidé par un ancien de Nur Otan) et le parti communiste national (KNPK), avec respectivement 7,2% et avec 7,46% des voix, soit le minimum instauré pour que cette entrée soit possible. Ces élections ne devraient pas influer sur la situation politique et ne remettent pas en question fondamentalement le pouvoir en place puisque le nouveau Parlement restera une chambre d’enregistrement des décisions présidentielles. Elles avaient essentiellement pour buts d’augmenter la légitimité du pouvoir – légitimité qui a, de toutes façons, perdu de sa vigueur après les événements de décembre 2011 - et lui donner un semblant de démocratie. Mais ces buts n’ont pas été atteints, car certains partis, comme Alga, n’avaient pas été autorisés à y participer.
Après les événements de Žanaozen, le politologue kazakhstanais Dosym Satpaev estimait que N. Nazarbaev n’avait pas permis aux différents partis politiques de se positionner comme médiateurs entre le pouvoir et la population dans de tels conflits. Pourtant, dès le 14 juin 2011, le parti Ruh Pen Til de Žanbolat Mamaj enjoignait le président du conseil d’administration de KMG T. Kulibaev (et gendre du président N. Nazarbaev) de négocier avec les grévistes de la région Mangistau. Le parti Adilet qui annonçait que les mouvements de grève constituaient une menace pour la stabilité politique du pays, et pas seulement du point de vue économique, avait proposé une série de projets de lois sur un minimum vital et un salaire minimum égal à moins 1,5 fois le minimum vital. Il souhaitait également un amendement de la loi sur les syndicats et des modifications du Code du travail. En janvier 2012, il a renouvelé au Président son souhait de voir de telles lois votées. Le parti OSDP « Azat », quant à lui, ne se trompait pas en pronostiquant dès l’automne 2011, une possible crise sociale dans la région de Mangistau. Mais bien avant que ne se réalise cette hypothèse, d’autres tensions se faisaient jour.
Un autre début de grève avait été observé, dans la région Sud du Kazakhstan au mois de juillet 2011, sur un tronçon en construction du Corridor de transports « Europe occidentale-Chine de l’Ouest ». Une cinquantaine de personnes avaient cessé d’y travailler parce que leur employeur - entreprise de sous-traitance azéri-turque - n’avait pas délivré de contrats de travail à ses employés kazakhstanais et avait, de plus, renvoyé deux chauffeurs de poids lourds. Le premier vice-président du parti présidentiel Nur Otan Nurlan Nigmatulin avait réussi, dans ce cas, à négocier des améliorations des conditions de travail pour les Kazakhstanais. Le règlement de ce conflit, il est vrai, localisé et moins stratégique, témoigne bien de la capacité du pouvoir à négocier rapidement.
La décision de laisser se détériorer la situation dans la région de Mangistau a donc été probablement intentionnelle et a conduit, au cours de l’été 2011, à sa politisation croissante. Une mauvaise interprétation de l’état de la société a conduit les autorités locales à tabler sur un divorce entre d’une part les pétroliers perçus comme des nantis et d’autre part des retraités et employés d’organismes financés par l’État. Mais ce divorce n’a pas eu lieu et bien au contraire, des enseignants et médecins, dont les revenus sont inférieurs à ceux des grévistes, se sont montrés solidaires des pétroliers. Ils ont protesté contre la hausse des prix des produits alimentaires et la corruption des représentants locaux du pouvoir. Les grévistes ont également reçu le soutien de pétroliers retraités qui sont des pionniers dans l’exploitation pétrolière de cette région et qui exigent que toutes les revendications soient satisfaites, y compris celle de la nationalisation du secteur. Ces protestations témoignent du réveil d’une partie de la société kazakhstanaise et annonçaient les manifestations d’Almata et Astana, début 2012.
De nombreux courriers ont été envoyés, notamment par des femmes soutenant des épouses de pétroliers en grève, au président N. Nazarbaev, pour l’interpeler directement : « Nous nous adressons à vous, monsieur le président ! Vous, le garant de la Constitution, seul dirigeant du pays […], Pourquoi vous taisez-vous ? ». Et l’un des meneurs de la grève, Malik Mendygaliev de rappeler que N. Nazarbaev avait été réélu, en avril 2011, avec 95% des voix : « Nous pensons que ce n’est pas pour rien. Nous pensons qu’il nous entend et nous soutiendra ». Mais Astana a persisté dans son silence tout au long du conflit.
Ces messages au chef de l’État trahissent l’absence d’échanges d’informations et de dialogue entre le pouvoir central et la population qui ne se satisfait pas des contacts avec les autorités locales. Ce qui a rapidement constitué un des points de blocage du conflit. Et les deux visites officielles, effectuées dans la région, montrent bien la détermination des autorités politiques de ne pas prendre langue : le président N. Nazarbaev, venu à Atyrau à la mi-septembre 2011, pour observer des travaux sur le projet Kachagan, n’a fait aucune allusion au conflit. De même, le procureur général du Kazakhstan qui s’était rendu sur place, le 20 septembre 2011, n’a pas rencontré les grévistes. Il avait été néanmoins convenu avec le Parquet de la région, de renforcer la protection des droits du travail, de diminuer les contraintes administratives sur les entreprises et d’augmenter la surveillance de groupes extrémistes religieux. Le lendemain de cette visite, T. Kulibaev déclarait que le mouvement était contenu et que les 2000 ouvriers licenciés pour grève, seraient réintégrés au sein de leurs entreprises dans les trois mois. Le 27 octobre 2011, la direction de KMG annonçait qu’elle créerait 230 postes, avec des salaires allant de 170 à 270 000 Tengué dans des sociétés de service ou de sous-traitance. Les autorités de la région envisageaient d’en créer 300 autres. En lien avec celles-ci, KMG devait également organiser des livraisons directes à Žanaozen de produits alimentaires aux prix des producteurs. Un début de négociations, entamées début octobre avec la direction de Ozenmunajgaz, portait sur le nombre de personnes licenciées au cours du conflit et leur réintégration éventuelle (La direction évoque le cas de 250 personnes seulement, tandis que pour les salariés, ce nombre serait de presque 1000. La situation est identique au sein de Karažanbasmunaj, où les salariés réclament, eux aussi, la réintégration d’environ un millier de personnes). Mais, fin novembre 2011, de nouvelles tentatives de négociations tripartites achoppaient encore sur la question des coefficients des salaires. Malgré ces quelques gestes de bonne volonté de la part du pouvoir, aucune négociation n’a donc pu aboutir entre grévistes, autorités politiques et responsables des entreprises qui exigeaient avant tout la reprise du travail.
Les autorités locales se sont montrées embarrassées lorsque des syndicats indépendants leur demandaient des entrevues. Cet embarras est révélateur de tensions chroniques entre Astana et les élites régionales. Lors de sa visite à Astana début juin 2011, le responsable de la région de Mangistau (également président de la section du parti Nur Otan pour la région) Krymbek Kušerbaev s’était, lui aussi, vu refuser une entrevue avec le Premier ministre. Il avait rappelé auparavant que les entreprises pétrolières avaient signé des contrats avec le gouvernement et non pas avec les administrations locales, N. Nazarbaev se retranchait derrière les ministres, chargés de défendre les capitaux étrangers et notamment chinois, et de garantir un soutien aux investisseurs étrangers.
Le verrouillage du système évoqué plus haut et les luttes entre élites, au cœur du pouvoir, expliquent aussi l’inaction du président N. Nazarbaev. Le média d’opposition Respublika publie depuis plusieurs mois des articles selon lesquels d’une part l’opposant Muhtar Ablâzov, exilé à Londres, et d’autre part, celui du chef de l’administration présidentielle Aslan Musin [5] tirerait avantage d’une impasse du conflit et d’une déstabilisation du pays. La recherche d’informations concernant A. Musin conduit à s’intéresser à son fils Asylbek Musin, qui se trouverait à la tête d’un mouvement extrémiste religieux appelé « koranty ». Ce mouvement s’est développé à partir dans la région d’Atyrau. Des radicaux islamistes se servent de la déstabilisation provoquée par les mouvements de grève pour se manifester. La présence de certains d’entre eux au sein des grévistes est signalée pour la première fois, dans la presse en ligne, le 13 juillet 2011 [6]. Et un groupe terroriste appelé « soldats du Califat » qui s’était fait connaître à la suite du double attentat à Atyrau, le 31 octobre 2011 [7], a proclamé son soutien aux grévistes de Mangistau, juste après le 16 décembre 2011, sur le site Al Qaeda forum, ainsi que la poursuite de son « combat contre les lois injustes du Kazakhstan ».
Tous ces éléments rendent la situation complexe et menaçante pour le pouvoir qui réagit dans un premier temps par une crispation et des répressions violentes.
Au cœur de l’été 2011, des tentatives d’intimidation, à des degrés divers, avaient été mises en œuvre pour dissuader les employés de Karažanbasmunaj et Ozenmunajgaz de continuer leur mouvement. Le passage à l’acte violent se produit, début août 2011, avec la découverte d’un homme de 28 ans, la tête fracassée, dans un vestiaire de l’entreprise Munajfildservis. Environ 7 000 pétroliers de la région de Mangistau (3 000 ou 1 089 selon d’autres sources officieuses) décident alors de quitter le parti Nur Otan. Ce que dément la section du parti pour la région de Mangistau, qui revendique 27 000 membres. Environ 2 000 d’entre eux (3 000, selon Ž. Mamaj) rejoignent le Narodnij Front / Halyk Majdany qui rassemblait, à la fin du mois du juin 2011, le parti d’opposition Alga, non enregistré officiellement, et le parti communiste du Kazakhstan. Puis la fille de l’un des grévistes est retrouvée assassinée, à Žanaozen en août.
Des mesures de rétorsion sont aussi prises à l’encontre de journalistes russes et de représentants de partis kazakhstanais venus enquêter sur place. Début septembre 2011, les autorités locales de Mangistau tentent d’empêcher des membres du parti Narodnij Front d’entrer dans la ville. Le 1er septembre 2011, à Aktau, où l’akim de la région de Mangistau K. Kušerbaev s’adressait à la population à l’occasion des 50 ans d’activité pétrolière de la région, deux membres du Narodnij Front étaient sévèrement battus par des inconnus, après leur visite à Žanaozen. Puis, le 16 août 2011, Ž. Mamaj était arrêté à son retour de Moscou où s’étaient tenus un meeting de soutien aux grévistes devant l’ambassade du Kazakhstan et une conférence de presse avec des journalistes étrangers. Étant donné qu’il s’apprêtait à préparer des négociations avec les directions des entreprises, sa condamnation à 10 jours de détention pour avoir organisé une manifestation à Žanaozen, signifie que les autorités ne voulaient pas entamer de négociations, en tout cas pas dans ces conditions.
L’intensification des épisodes de la répression politique a été dénoncée, à la mi-août, par l’ancien président de la Chambre basse du Parlement et vice-président du parti OSDP « Azat », Žarmahan Tuâkbaj [8]. Il l’interprétait comme le témoignage de la peur du pouvoir de voir s’enclencher d’autres mouvements similaires. Ž. Tuâkbaj évoquait également à cette occasion la question de la redistribution de la rente pétrolière.
Par ailleurs, l’accusation par T. Kulibaev, le 29 septembre 2011, portée contre des Kazakhs, arrivés en provenance du Turkménistan, d’Ouzbékistan et d’Iran après 1991 [9] d’être les meneurs des grèves, est encore un signe de la crispation du pouvoir. Cette accusation a été très mal accueillie par les grévistes eux-mêmes, affirmant être descendants d’habitants de la ville de Žanaozen depuis la fondation de la ville, dans les années 1960.
La première réaction de l’étranger au mouvement de grève intervient le 3 juillet 2011, avec le refus du chanteur Sting de se produire à Astana pour la fête de la ville et l’anniversaire du président Nazarbaev. Ce qui a eu le mérite d’alerter l’opinion publique internationale. Puis l’eurodéputé vert Paul Murphy se rend au Kazakhstan à la mi-juillet 2011. Le ministre des Affaires étrangères du Kazakhstan Il’âs Omarov qualifie cette visite d’ingérence dans les affaires intérieures de son pays. Le 15 juillet 2011, une manifestation de solidarité avec les pétroliers grévistes, est organisée à Moscou devant l’ambassade du Kazakhstan, par le mouvement Socialističeskoe dviženie et le syndicat ODAK. Y participent aussi des syndicats et partis russes qui font parvenir à l’Ambassade une requête exigeant, notamment, l’arrêt des répressions à l’égard des pétroliers, l’abandon de pratiques discriminatoires à l’égard des employés kazakhstanais, et la réintégration de tous les licenciés. Le 21 décembre 2011, le Mouvement Socialiste russe et le Front de gauche se rassemblent de nouveau devant l’ambassade du Kazakhstan, en signe de solidarité avec les victimes de Žanaozen. Puis, ce sont environ 1000 personnes, appartenant à l’aile gauche de l’opposition russe (Revolûcionnaâ rabočaâ partiâ, Levyj Front et Soûz kommunarov) qui se retrouvent, début janvier 2012, à Moscou devant le monument érigé en souvenir du Dimanche rouge de 1905.
Le Kremlin a, lui, gardé le silence après la tragédie de Žanaozen. Mais il a soutenu Astana contre l’OCSE qui a dénoncé le contrôle d’Astana sur les élections législatives. La Russie a accusé, à cette occasion, les États-Unis de vouloir contrôler des « vassaux ». Des titres de la presse russe comme Regnum, Vzglâd, Ežednevnij Žurnal, Rosbalt, Kommersant, et Gazeta.ru ont, en revanche, publié des articles sur les événements des 16-18 décembre 2011. Nombre de Kazakhstanais leur en sont reconnaissants et affirment que sans ce soutien médiatique extérieur, les autorités de leur pays auraient eu les coudées plus franches.
La politique de laisser faire d’Astana a dynamisé les forces d’opposition et permis un « réveil » de la population dans l’ensemble du pays. Les autorités qui ne se sentent plus à l’abri de la contestation croissante depuis le début de l’année 2012, s’enferrent en accentuant la répression politique. L’opposition, encore faible, demande des élections équitables, le départ de N. Nazarbaev, la libération des personnes arrêtées en janvier 2012 comme Igor Kozlov, dirigeant du mouvement Alga, et Bulat Abilov, emprisonnés respectivement depuis les 23 et 28 janvier 2012. Autant de revendications qui présentent, du reste, des points communs avec celles de l’opposition russe « hors système ». Partagée entre la peur du changement et diverses tensions et frustrations évoquées plus haut, la société a compris néanmoins que le pouvoir peut reculer comme le montre le veto présidentiel à la décision du Conseil constitutionnel de reporter les élections législatives à Žanaozen. L’état d’urgence y avait été proclamé le 17 décembre 2011, puis prolongé jusqu’à la fin du mois de janvier 2012, afin de ne pas laisser voter les 50 000 électeurs de la ville. La commission indépendante qui enquête sur les événements des 16-18 décembre 2011 et la coalition Narodnij Front qui appelait le pays à boycotter ces élections, avaient vigoureusement protesté contre la décision du Conseil constitutionnel.
Au début de l’année 2012, la situation est calme à Žanaozen. Plus d’une centaine de personnes étaient encore incarcérées dans la région et les forces de l’ordre découragent toute velléité de manifestation. Mais d’éventuelles révélations sur le véritable bilan de la tragédie et l’impunité de ses responsables pourraient aviver encore l’hostilité de la population envers Astana. Et il existe des risques de voir de nouveaux attentats se reproduire contre des représentants du pouvoir local et / ou des forces de l’ordre et de nouvelles grèves éclater. Du reste, fin janvier 2012, 200 employés d’un sous-traitant de la société mixte TengizŠevrojl, demandaient une augmentation des salaires de plus de 40%.
Pour l’Etat, les conséquences financières du conflit de la région de Mangistau avaient été évaluées, en septembre 2011, à des pertes d’un montant de 365 millions de dollars sur plus de 25,6 milliards de dollars de recettes pour le budget de l’Etat, pour 2011 et celles de KMG - à 242,4 ou 270 millions de dollars (soit une baisse des profits nets de 11% en 2011). Le PDG de KMG Kajrgeldy Kabyldin est remplacé, début octobre 2011, de façon inopinée par Bolat Akčulakov [10]. Puis après le 16 décembre 2011, ce dernier est immédiatement renvoyé, tout comme son collègue et patron de KMG Exploration et Production Askar Balžanov. L’akim de la région de Mangistau est remplacé par Bauržan Muhamedžanov, qualifié de « créature » de A. Musin, par le quotidien Respublika. T. Kulibaev est, quant à lui, destitué de son poste de directeur du Fonds Samruk Kazyna (dont les parts dans divers entreprises représentent environ 53% du PNB du Kazakhstan). A sa place, est nommé le premier vice-Premier ministre Umirzak Šukeev [11]. Celui-ci est aussi placé à la tête de la Commission d’enquête sur les événements de Žanaozen, ce qui montre que le verrouillage et la sclérose du pouvoir, incapable de tirer des leçons de l’épilogue des longs mois de grèves des pétroliers de Mangistau.
La légitimité du régime qui se compose toujours des trois hommes forts que sont le Président N. Nazarbaev, le Premier ministre K. Masimov et du chef de l’administration A. Musin, est très entachée après les évènements de décembre 2011 et les élections législatives de janvier 2012. Élue députée de ce Parlement en janvier 2012, la fille ainée du président Dariga Nazarbaeva vient d’être ainsi remise sur la scène politique. T. Kulibaev, qui semble avoir perdu son titre de prétendant à la succession au sommet de l’Etat, se serait vu toutefois promis un retour sur le devant de la scène par son beau-père. L’instauration d’une « dynastie » n’est donc peut-être pas à écarter trop vite, même si d’autres successeurs possibles sont en lice, comme le maire d’Astana Imangali Tasmagambetov, celui d’Almaty Ahmetžan Esimov, le ministre de l’Economie Kajrat Kelimbetov et le président de l’ex-KGB Nurtaj Abykaev.
Mais la forme que prendra cette succession n’est pas prévue par les institutions puisqu’une modernisation du système politique n’a jamais été envisagée par N. Nazarbaev qui, à l’instar de V. Poutine en Russie, a laissé passer l’occasion de moderniser son pays sur le plan économique. Une révolution de palais fait donc partie des scénarios prévisibles.
Les révolutions arabes n’ont pas eu de résonance au Kazakhstan. Les racines de cette crise sont internes au pays car elles découlent essentiellement des questions de la redistribution de la manne pétrolière et de la fin d’un régime. La crise de Mangistau garde pour l’instant un caractère régional mais elle ne peut pas passer inaperçue aux yeux de grands investisseurs, à l’instar des majors pétrolières, ou de l’Union européenne qui, par la voix de Catherine Ashton, a « une nouvelle fois demandé que ces événements fassent l’objet d’une enquête objective et transparente » [12]. Notons que l’UE avait élaboré le projet de « Soutien aux politiques kazakhes de développement local » dans le cadre d’un programme d’action annuel en 2010, afin de contribuer à la réduction de la pauvreté et à l’amélioration des conditions de vie, notamment dans la région de Mangistau. Mais aucune mention du Kazakhstan n’apparaît dans le Rapport général sur l’activité de l’Union européenne en 2011. Qu’en sera-t-il de la poursuite des efforts après la « Stratégie pour un nouveau partenariat » qui court jusqu’en 2013 ? Il n’est pas à douter qu’existe toujours un certain toujours embarras vis-à-vis de la Russie pour des raisons énergétiques.
Outre la très médiatique visite de P. Murphy au cours de l’été 2011, le député européen Andrej Hunko s’est rendu au Kazakhstan pendant les élections législatives et s’efforce d’informer le Parlement européen sur la situation kazakhstanaise. Le député européen Piotr Borys, a rencontré, en février 2012, des femmes de Žanaozen qui lui ont demandé de faire connaître leur situation à l’extérieur du Kazakhstan. Ce dont l’UE ne s’acquitte pas encore suffisamment. Elle pourrait communiquer davantage, tant au sein de ses pays membres qu’au Kazakhstan, quant aux efforts qu’elle y déploie (44 millions d’euros ont été investis au Kazakhstan dans le cadre d’un programme d’assistance en Asie centrale pour 2007-2010). Ainsi la résolution du Parlement européen sur le Kazakhstan adoptée en mars 2012 et passée inaperçue.
Quant au Kremlin qui n’a pas intérêt à une déstabilisation de la région sur son flanc sud-est, il a toujours préféré le statu quo politique. Son mode d’influence sur l’Asie centrale ex soviétique et sur le Kazakhstan notamment s’exerce via les organisations collectives qui ne se sont, du reste, pas exprimées officiellement après les 16-18 décembre 2011. Ses relations avec ce voisin proche ne seront pas facilitées par les dynamiques sociales et politiques, comparables sur plusieurs points, qui viennent de s’enclencher dans ces deux Etats rentiers.
Copyright Juin 2012-Rousselot/Diploweb.com
Plus
. Voir sur le Diploweb.com un autre article d’Hélène Rousselot, "L’UE en Asie centrale : quelle volonté politique pour quelle présence ?" Voir
. Voir sur le Diploweb.com un texte de Marlène Lamelle et Sébastien Peyrousse, "L’Asie centrale à l’aune de la mondialisation – Une approche géoéconomique" Voir
. Voir sur le Diploweb.com un article de Patrice Gourdin, "La crise au Kirghizistan : analyse des différentes dimensions spatiales" Voir
. Voir sur le Diploweb.com une carte de la production de gaz dans le monde Voir
. Voir le site Regard sur l’Est dont Hélène Rousselot dirige la section Asie centrale Voir
[1] L’entreprise appartient à parts égales à KazMunajGaz E&P et à la chinoise CITIC Group.
[2] Le 30 juin 2011, deux policiers du ministère de l’Intérieur pour la région d’Aktobe sont tués, au cours d’une patrouille, dans le village de Šubarši. 8 ou 10 personnes suspectées sont ensuite abattues par des troupes d’élite venues d’Almaty. Les auteurs présumés sont originaires de la région. Puis, le 8 juillet, encore 9 personnes soupçonnées sont abattues à leur tour. Les auteurs présumés sont également accusés de vol de pétrole et auraient menacé de faire exploser des oléoducs.
[3] Les principaux attentats ont eu lieu le 25 février à Aktobe, le 17 mai à Aktobe, le 24 mai à Astana, le 31 octobre à Aktau, et enfin le 12 novembre à Taraz.
[4] D. Chaudet, Terrorisme islamiste en grande Asie centrale : « Al-Qaïdisation du djihadisme ouzbek, Russie. NEI. Visions, N°35, 2008, p. 25.
[5] Aslan Musin a, en effet, été secrétaire du comité central du PC de la RSS du Kazakhstan, pour la région d’Aktobe (dont il est originaire), puis en est devenu akim en 1995. Il a ensuite occupé le même poste dans la région d’Atyrau entre 2002 et 2006. Après le départ de A. Musin pour la capitale, la gestion de la région d’Atyrau est restée entre les mains de ses fidèles.
[6] SMI : Posle razgona bastuûŝih neftânikov v Kazahstane ih čislo vyroslo, Rosbalt, 13.07.2011.
[7] Le double attentat est revendiqué par le Bataillon « al Zakhir Beïbars », composé de moudjahidin kazakhs qui combattent aux côtés des partisans afghans contre l’OTAN. Ce « bataillon » ferait partie des « Soldats du Califat », organisation inconnue jusqu’à récemment. Ils seraient géographiquement proches du groupe de Talibans Haqqani.
[8] Ž. Tuâkbaj, né en 1947, est juriste. Il connaît les régions occidentales du Kazakhstan puisqu’il a été Procureur dans les régions de Mangistau et d’Atyrau, à la fin des années 1980. Il a été élu député à deux reprises et président de la Chambre basse du Parlement.
[9] Selon le maire de la ville de Žanaozen, 25 000 de ces Kazakhs se sont installés dans la ville, depuis 1991.
[10] Né en 1971, économiste de formation, vice ministre de l’Energie et des ressources minérales de 2006 à 2008, son dernier poste était à la direction de la société TOO « PSA » à qui ont été transférées les fonctions de KMG au sein des projets Nord caspien et de Karačaganak.
[11] Né en 1964, économiste de formation, il est ministre de l’Economie de 1995 à 1997, puis PDG de la banque Turan Alem, akim d’Astana de 2004 à 2006, et premier vice Premier ministre de 2009 à 2011.
[12] Déclaration de Catherine Ashton, Haute Représentante de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, à l’issue de son entretien avec le ministre kazakh des affaires étrangères, M. Erjan Kazykhanov, 2.02.2012, consilium.europa.eu/uedocs/cms_data/docs/pressdata/FR/foraff/127820.pdf
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