Pierre Pahlavi est Professeur agrégé au Département des études de la défense du Collège des Forces canadiennes, où il est également Directeur du Centre des études sur la sécurité nationale. Son nouveau livre s’intitule Le Marécage des Ayatollahs : histoire de la révolution iranienne (Perrin, à paraître en mars 2015).
Lucides quant aux enjeux d’une réintégration de l’Iran, les Occidentaux temporisent, soignent les apparences, ménagent la chèvre et le chou. Ils hésitent car ils savent que la restructuration qui se profile promet d’être complexe et périlleuse pour l’équilibre régional mais aussi pour celui du système international. Le moment viendra pourtant de faire un choix. Sur quel paramètres ?
EN CE début 2015, après 35 ans d’isolement, plusieurs éléments laissent entrevoir une réintégration possible de l’Iran au sein de la communauté internationale. Malgré l’ajournement du règlement de la crise nucléaire, les négociations se poursuivent entre la République islamique et le groupe du P5+1. Parallèlement, l’Iran et ses alliés chiites combattent l’État islamique aux côtés de la coalition dirigée par les États-Unis. Téhéran offre ses bons offices pour combattre Al Qaeda dans la Péninsule arabique (AQPA) au Yémen et vient même (1er février 2015) de proposer son assistance à l’Union africaine pour endiguer le péril Boko Haram. De leur côté, les Occidentaux gardent les portent ouvertes. L’administration Obama continue sa politique de main tendue vers les Iraniens et agite la menace d’un veto présidentiel contre de nouvelles sanctions du Congrès. Les capitales européennes lorgnent quant à elles sur les opportunités économiques que laisseraient entrevoir une réouverture du marché iranien. Londres a entamé un début de réconciliation avec Téhéran et le Guardian titrait récemment : « qu’attendons-nous pour remplacer notre alliance avec l’Arabie Saoudite par une alliance avec l’Iran ? » [1] Les observateurs occidentaux n’hésitent plus à parler d’un retour en grâce de l’Iran.
Et pourtant… Annoncée par les uns, espérée par les autres, la normalisation des relations irano-occidentales bute encore sur de gros obstacles. Ceux qui se dressent notamment sur la voie d’une résolution de la crise nucléaire avec l’Iran. Ceux qui, malgré la coopération de facto sur le théâtre irako-syrien, empêchent Téhéran et les chancelleries occidentales d’officialiser leur alliance dans la lutte contre Daech. Quels sont ces obstacles ? Ni l’opposition du Congrès et des Radicaux iraniens, ni les divergences techniques sur le nombre de centrifugeuses, ni les dissensions militaires sur la manière de combattre Daech et encore moins les divergences idéologiques – autant d’éléments sur lesquels se focalise habituellement l’attention des observateurs – ne suffisent à expliquer ces blocages. Le véritable obstacle sur lequel se heurtent les négociations nucléaires, l’officialisation de la coopération anti-Daech et, au-delà, un éventuel rapprochement avec le régime des Mollahs, est de nature géopolitique. Plus précisément, le facteur clé est constitué par les objectifs de la politique étrangère iranienne et leurs implications pour la configuration de puissance régionale.
Souvent discutée mais rarement définie, la politique étrangère iranienne s’articule autour de deux axes majeurs : garantir l’indépendance de l’Iran et la préservation du régime islamique et constituer autour de l’Iran une sphère d’influence protectrice. Or la poursuite de ces deux objectifs a des retombées majeures tant pour le dossier nucléaire que pour le dossier irako-syrien. C’est à ces impératifs stratégiques qu’est notamment soumise la politique mésopotamienne de Téhéran. Pour l’Iran, la lutte contre Daech ne répond pas seulement à des considérations sectaires et au désir de protéger les lieux saints du Chiisme. L’objectif est de préserver l’influence iranienne sur l’Irak, la Syrie et le Liban : les principaux maillons du système stratégique régional patiemment tissé depuis le début des années 1990. La préservation de l’axe Téhéran-Bagdad-Damas-Beyrouth est tout simplement une question de survie géopolitique pour les Mollahs et les Gardiens. La remise en cause du « Croissant chiite » signifierait un retour vers l’isolement diplomatique et stratégique du lendemain de la guerre avec l’Irak de Saddam (1980-88) [2]. Plus que jamais, l’Iran apparaitrait comme le seul État chiite et persan dans une région majoritairement sunnite et arabe.
L’Iran cherche à pérenniser son indépendance et à asseoir son statut de puissance régionale
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Malgré tout ce qui est dit sur ses aspects techniques, le programme nucléaire iranien répond aux mêmes types de préoccupations géopolitiques. Il faut comprendre que le nucléaire n’est pas une fin en soi mais un moyen au service de ses deux objectifs stratégiques - la protection du régime et la promotion de son influence régionale. L’acquisition de la puissance nucléaire supporte ces deux impératifs en offrant à Téhéran : 1) une assurance-vie garantissant la pérennité du régime et l’indépendance du pays ; et 2) une source de prestige permettant, en outre, de développer autour de l’Iran et de ses alliés un dôme protecteur. C’est à cette logique que le président Rohani faisait allusion le 24 novembre 2014 lorsqu’il déclarait que les négociations ne se « limitaient pas à une question de centrifugeuses » mais portaient avant tout sur des paramètres plus larges de « volonté » et de « puissance » [3]. Bref, que ce soit sur le front anti-Daech ou autour de la table des négociations à Vienne, l’Iran cherche à pérenniser son indépendance et à asseoir son statut de puissance régionale. Sur ces deux échiquiers, ce que veulent les Mollahs et les Gardiens, c’est un Iran indépendant et fort dans environnement régional propice à la promotion de ses intérêts. Voici les termes du marchandage géopolitique proposé par les Iraniens.
Faramineuses pour les uns, inacceptables pour les autres, les ambitions iraniennes contribuent largement à obstruer la résolution des crises irako-syrienne et nucléaire et à ralentir la normalisation des relations diplomatiques avec Téhéran. Rarement débattus par les spécialistes et savamment éludés par les décideurs politiques, ces ambitions stratégiques sont pourtant au cœur du litige entre la théocratie iranienne et le reste de la communauté internationale. Certes les exigences iraniennes compliquent les négociations avec les Occidentaux tant dans le dossier nucléaire que dans le dossier irako-syrien. Néanmoins, après 35 ans de "guerre froide", Américains et Européens pourraient se résoudre à ouvrir les bras au fils prodigue iranien et considérer quelques-unes de ses demandes aussi colossales soient-elles. Certains diplomates n’ont plus qu’une idée en tête : réintégrer le trublion iranien dans le concert des nations et mettre un terme à trois décennies de « bisbilles stériles » [4]. Leur raisonnement est simple, sinon simpliste : Si on le fait avec Cuba pourquoi pas avec l’Iran ?
Israël et les pétromonarchies arabes craignent que l’Iran ne fasse reconnaître ses droits dans le domaine nucléaire pour asseoir son hégémonie régionale.
Le véritable obstacle est constitué par l’opposition catégorique des autres puissances régionales à toute forme de rapprochement entre les Occidentaux et la République islamique. En particulier, Israël et les pétromonarchies arabes, craignent que le réchauffement des relations irano-occidentales ne se fasse à leur désavantage. Elles craignent que l’Iran ne fasse reconnaître ses droits dans le domaine nucléaire pour asseoir son hégémonie régionale. Elles craignent que l’Iran ne se prévale de son rôle dans la lutte anti-Daech pour redevenir ce que l’on appelait à l’époque du dernier Chah le « Gendarme du Golfe ». Bref, elles craignent que l’Iran ne cherche à combiner les avantages obtenus dans les deux dossiers pour arracher une réévaluation de son rôle sur l’échiquier moyen-oriental. Ce sont ces craintes, et non l’acquisition de l’arme atomique elle-même, qui poussent le Premier ministre israélien à dénoncer ce qu’il appelle le « marché du siècle » qu’il soupçonne ses partenaires euro-américains de vouloir passer avec Téhéran. Ce sont ces craintes qui nourrissent la défiance croissante des pétromonarchies à l’égard de la politique de l’administration Obama.
Confrontés à l’hostilité de leurs alliés israéliens et arabes, les Occidentaux choisissent, pour l’heure, de camper une attitude circonspecte. Tous savent que la logique du jeu régional est celle d’un jeu à somme nulle : ce que gagnent les uns, les autres le perdent. Tous sont conscients qu’une réévaluation des relations avec l’Iran entraînerait automatiquement une dévaluation relative des relations avec les autres puissances régionales. Un réchauffement des relations irano-occidentales ne manquerait pas de provoquer une recomposition géopolitique majeure. Une remise en cause du statu quo actuel qui ne manquerait pas d’aggraver les lignes de fracture politiques (monarchies contre républiques), ethniques (Persans contre Arabes) et religieuses (Chiites contre Sunnites). Parfaitement lucides quant aux enjeux d’une réintégration de l’Iran, les Occidentaux temporisent, soignent les apparences, ménagent la chèvre et le chou. Ils hésitent car ils savent que la restructuration qui se profile promet d’être complexe et périlleuse pour l’équilibre régional mais aussi pour celui du système international. Le moment viendra pourtant de faire un choix.
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[1] Michael Axworthy, The Guardian, 28 Janvier 2015.
[2] Pierre Pahlavi, "La place du Chiisme dans la grande stratégie iranienne", Défense nationale et sécurité collective, 64 (8/9), aug-sept 2008.
[3] Hassan Rouhani, Al-Manar TV, 4 Janvier 2015.
[4] Pour Hubert Védrine la question ne laisse pas de doute : « L’Iran devrait réintégrer la scène internationale » (H. Védrine, « Quelles incertitudes géopolitiques début 2015 ? », Associés en Finances, 15 janvier 2015.
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