Mohammad-Reza Djalili est professeur émérite à l’Institut de hautes études internationales et du développement de Genève. Thierry Kellner est chargé de cours au Département de Science politique de l’Université libre de Bruxelles. Ils ont publié conjointement Histoire de l’Iran contemporain, Paris, La Découverte, 2010, 127 p
Tout le monde s’accorde à penser que l’Iran est le grand gagnant de la guerre d’Irak et que, dans le sillage du retrait des troupes américaines, l’avenir des Iraniens en Irak est radieux. Mohammad-Reza Djalili et Thierry Kellner s’interrogent. Téhéran poursuit en effet des objectifs et dispose de moyens non négligeables d’influence en Irak (I). Pourtant, contrairement à cette vision conventionnelle, à côté d’opportunités réelles (II), Téhéran est confronté à des risques importants et son influence à des limitations très substantielles (III). Au total, sa position en Irak n’est pas aussi assurée qu’on ne le pense généralement.
APRES un peu moins de neuf ans de présence, les forces armées américaines ont quitté l’Irak le 31 décembre 2011. Au moment de leur départ, malgré la mise en place d’institutions politiques importantes (constitution, président, parlement, gouvernement), aucun des problèmes auxquels le pays est confronté n’est véritablement réglé. La sécurité, l’économie, les relations entre chiites et sunnites ainsi qu’entre arabes et kurdes sont des questions vitales qui demeurent encore non résolues. De plus, à l’intérieur de chaque groupe confessionnel et au sein de chaque ensemble ethnique, il existe de nombreuses divergences politico-idélogiques et des querelles de personnes qui compliquent davantage encore la situation.
Sur le plan régional, depuis l’intervention américaine de mars 2003, un sujet semble faire l’unanimité. Tout le monde s’accorde à penser que l’Iran est le grand gagnant de la guerre d’Irak. Certes, avec le renversement du régime bath’iste, l’Iran a été débarrassé de son pire ennemi, Saddam Hussein. En fait, les Américains ont accompli ce que la République islamique avait essayé de faire, sans succès, durant la guerre Iran-Irak, un conflit extrêmement meurtrier, long de huit ans (1980-1988). Aujourd’hui, après le retrait des Américains -que d’ailleurs les Iraniens souhaitent depuis des années-, il semble légitime de s’interroger sur le rôle que le régime islamique peut désormais jouer chez son voisin.
Tout semble indiquer que l’avenir des Iraniens en Irak est radieux. Les chiites, dont une partie des dirigeants a vécu en exil de nombreuses années en Iran et a noué des liens privilégiés avec les personnalités politiques et religieuses de ce pays, sont maintenant au pouvoir à Bagdad. Depuis 2003, Téhéran a en outre été très actif en Irak et y a développé une présence tous azimuts. Les contacts politiques se sont multipliés malgré la présence américaine. Le président Ahmadinejad a ainsi été reçu dans la capitale irakienne en mars 2008. C’est le premier président de la République islamique à avoir effectué un tel déplacement depuis la révolution de 1979. A côté des dimensions politiques, idéologiques, culturelles et religieuses –avec la reprise sur une large échelle des pèlerinages des Iraniens vers les villes saintes du chiisme situées en Irak–, Téhéran a aussi misé sur l’économie. Grâce à sa politique, la République islamique dispose aujourd’hui, comme jamais auparavant dans l’histoire des relations entre les deux pays, de multiples leviers d’influence.
Pourtant, malgré les réelles possibilités que possède désormais la République islamique en Irak, une implication iranienne trop grande dans ce pays se heurte à d’importantes difficultés locales, régionales et internationales. De plus, les moyens dont l’Iran dispose pour mener ses actions sont limités par son isolement sur le plan international tandis que ses ambitions ne rencontrent l’adhésion ni de la totalité des chiites irakiens ni même de l’opinion publique iranienne, qui préfère voir son gouvernement s’occuper en priorité de la situation socio-économique interne du pays qui ne cesse de se détériorer.
Le premier objectif de Téhéran est d’empêcher l’Irak de redevenir dans l’avenir une menace contre l’Iran. Ce but s’explique bien sûr par le traumatisme qu’a engendré la guerre de 1980-88 mais aussi par toutes les périodes de tensions qui ont ponctué les relations bilatérales entre les deux voisins depuis la création de l’Etat irakien dans les années 1920. Des tensions de ce type ont existé avant même la Première Guerre mondiale, le territoire irakien étant un enjeu dans la rivalité opposant l’Empire ottoman à l’Empire perse depuis la période Safavide (1502-1736).
Dans une étape suivante, Téhéran veut essayer de transformer son ennemi traditionnel en partenaire et, si possible, en allié. C’est alors seulement qu’à travers l’Irak, l’Iran pourra augmenter son influence dans le monde arabe, y compris dans la zone du golfe Persique. Cela contribuerait en même temps à renforcer les positions chiites dans la région tout en permettant de mieux contenir l’axe sunnite que l’Arabie saoudite édifie autour de lui.
Pour atteindre les objectifs qui sont les siens, Téhéran, comme indiqué plus haut, dispose de moyens politiques, à savoir des relations étroites avec certaines partis politiques irakiens et des personnalités importantes du pays. Du point de vue économique également, malgré les sanctions imposées par les Occidentaux, les secteurs publics et privés iraniens sont de plus en plus présents en Irak. Le commerce bilatéral aurait atteint 10 milliards de dollars en 2010 et pourrait doubler à l’avenir selon Téhéran [1] ce qui placerait la République islamique sur la liste des plus importants partenaires économiques de Bagdad. Ces chiffres sont cependant difficilement vérifiables. Une large coopération s’est développée dans de nombreux domaines (transports, électricité, industrie, douanes, assistance à la reconstruction, éducation, environnement, justice…). Plus récemment, en août 2011, Téhéran, Bagdad et Damas ont signé un accord sur la construction d’un gazoduc destiné à relier l’Iran à la Méditerranée et donc au marché européen, via leur territoire et le Liban. Le projet est estimé à 10 milliards de dollars. Cette infrastructure est destinée à renforcer l’interdépendance économique et la proximité politique entre les trois partenaires. Par ailleurs, un premier accord d’exportation de gaz iranien en direction de l’Irak pour la production d’électricité a été signé en septembre 2011.
Quant aux questions sécuritaires, les Gardiens de la révolution (Pasdarans) ont développé des relations avec un certain nombre de milices irakiennes. Mais au-delà de ces questions, les Pasdarans -et surtout la Division Qods ( « Jérusalem ») chargée des interventions extérieures de la milice-, sont les véritables gestionnaires de la politique irakienne de Téhéran, plus que le ministère des affaires étrangères. Les deux ambassadeurs nommés depuis 2003 sont des membres de cette Division. Dans le contexte du retrait des forces américaines, Téhéran et Bagdad envisagent de développer leur coopération en matière de sécurité. Enfin, sur le plan religieux, une partie du clergé chiite irakien est proche du clergé au pouvoir en Iran. Toutefois, de nombreux dignitaires chiites d’Irak n’adhèrent pas au concept du Velayat-e faqih, (tutelle du juriste théologien) sur lequel se fonde l’édifice du régime iranien construit par l’ayatollah Khomeiny. C’est notamment le cas du plus important d’entre eux, le grand ayatollah Ali al-Sistani qui dirige le prestigieux séminaire religieux (Hawza) de la ville sainte chiite de Nadjaf.
Le retrait américain d’Irak représente à la fois des opportunités et des risques pour l’Iran.
Parmi les opportunités, le premier et sans doute le plus important effet est l’éloignement des forces armées américaines du territoire iranien et des frontières ouest du pays. Depuis les interventions occidentales en Afghanistan et en Irak, les Iraniens avaient l’impression d’un encerclement par les forces américaines et celles de l’OTAN, forces présentes aussi en Turquie, dans les eaux du golfe Persique et au Caucase à travers les coopérations mises en place avec des pays comme l’Azerbaïdjan ou la Géorgie. Le retrait d’Irak représente un premier pas dans l’allégement de la présence directe des forces de Washington. Il devrait être complété par le départ, annoncé pour 2014, des forcées armées étrangères présentes en Afghanistan. Quant à la zone du golfe Persique, rien pour le moment ne semble indiquer une volonté de retrait, bien au contraire, après l’Irak un redéploiement américain dans cette région semble plus que probable.
L’autre avantage pour l’Iran est le renforcement de ses possibilités d’influence en Irak une fois disparu l’obstacle américain. Le retrait de Washington laissera le champ libre à toutes les activités iraniennes. Cette situation ouvre même la perspective de l’établissement, si nécessaire, d’une sorte d’axe Téhéran-Bagdad au moment où l’axe Téhéran-Damas bat de l’aile suite à la crise syrienne. Mais si le régime de Bachar al-Assad parvient à se maintenir, l’Irak, tout en restant un atout dans la politique iranienne face au pays membres du Conseil de coopération du Golfe, pourrait aussi devenir une des composantes de la politique iranienne au Levant qui formerait désormais un ensemble territorial compact, contigu à l’Iran. L’influence de Téhéran serait ainsi continue depuis ses frontières occidentales jusqu’au bord de la Méditerranée orientale grâce au relais irakien, syrien et libanais.
Les risques sont essentiellement liés à l’évolution de la situation interne de l’Irak. Au cas où le pays serait de plus en plus déstabilisé après le départ des Américains, l’Iran, comme d’ailleurs tous les autres voisins de l’Irak en pâtirait (flux de réfugiés, débordement de la violence, trafics d’armes etc.). Par ailleurs, une situation chaotique à l’intérieur de l’Irak pourrait à terme déboucher sur l’éclatement du pays ce qui à l’évidence est contraire aux intérêts de l’Iran qui connaît aussi des mouvements centrifuges justement dans des zones proches de l’Irak (Kurdistan, province du Khouzistan). Enfin, si la confrontation entre sunnites et chiites s’amplifie en Irak, l’espace irakien peut se transformer en zone de confrontation indirecte irano-saoudienne et même turco-iranienne. En fait, entre les trois puissances voisines importantes de l’Irak -Iran, Turquie, Arabie saoudite-, un jeu triangulaire souvent concurrentiel s’est établi où chacun des trois acteurs dispose de moyens différenciés et a des objectifs propres. Pour l’Iran, l’enjeu est à la fois historique et géopolitique. Pour la Turquie, c’est la question kurde et les objectifs commerciaux qui sont prioritaires dans sa politique à l’égard de l’Irak. L’Arabie saoudite est quant à elle préoccupée d’abord par l’évolution des relations entre sunnites et chiites tout en craignant une évolution des rapports de forces en faveur de l’Iran dans la région du golfe Persique.
Au-delà des puissances régionales, malgré le retrait des GI, les Etats-Unis vont continuer à jouer un rôle important en Irak. Washington a mis en place un vaste programme de partenariat économique et politique avec Bagdad. Ce programme est centré sur les questions clés pour l’avenir de l’Irak. Les entreprises américaines, par leurs investissements dans le secteur énergétique, dans la majorité des chantiers de la reconstruction ainsi que la vente de matériels militaires, vont contribuer au maintien des Etats-Unis comme premier partenaire de ce pays. Diverses structures de coopération bilatérales ont été mises en place par les deux Etats à cette fin. Dans cette coopération, l’ambassade américaine à Bagdad, la plus grande du monde avec 16 000 employés, va certainement occuper une place importante. Si cette présence continue des Américains ne pose pas de problème majeur à l’Arabie saoudite et à la Turquie, alliés des Etats-Unis, c’est par contre un obstacle sérieux pour la République islamique dont la politique étrangère est fondée sur un anti-américanisme militant.
Outre les concurrences régionales et internationales, la politique iranienne en Irak rencontre aussi d’autres limites. La première limite provient de l’existence d’un véritable sentiment national en Irak qui s’oppose à une subordination du pays au voisin persan et qui unit chiites et sunnites. Cette unité irakienne a existé durant la guerre Iran-Irak au cours de laquelle les chiites se sont montrés loyaux envers leur pays face aux Iraniens. Par ailleurs, la majorité des Irakiens toutes confessions confondues ont une vision très négative du modèle politique de la République islamique et ne souhaitent pas s’inspirer de celui-ci pour leur pays. La faiblesse de l’économie iranienne doit également être soulignée. Elle constitue une limitation importante à l’essor de l’influence de Téhéran en Irak. En matière économique, la concurrence d’autres acteurs régionaux ne doit pas être négligée. La Turquie dispose ainsi d’un secteur privé très dynamique avec lequel Téhéran peut difficilement rivaliser alors que l’Arabie saoudite ou les Emirats arabes Unis possèdent des capacités financières beaucoup plus importantes que celles de l’Iran. Les activités d’autres acteurs économiques –Etats-Unis, Union Européenne mais aussi Chine et autres pays asiatiques- risquent également de sérieusement limiter l’influence de Téhéran. Chacun d’entre eux possèdent en effet de moyens ou des instruments qui ne sont pas à la disposition de l’Iran (capitaux, technologie, puissance des secteurs privés etc.). Enfin, fondamentalement, en matière énergétique, les intérêts de Téhéran et de Bagdad ne sont pas forcément complémentaires. Au contraire, les deux pays sont davantage des concurrents que des partenaires (rivalité sur les mêmes marchés pour l’exportation pétrolière, rivalité pour les investissements internationaux etc.). Ce facteur pourrait dans l’avenir peser lourdement sur les relations entre les deux Etats.
Ainsi donc même si l’Iran peut renforcer son rôle sur la scène politique irakienne après le retrait américain, cela ne signifie pas qu’en quittant l’Irak, les Etats-Unis ont passé le relais à Téhéran et que désormais les Iraniens peuvent faire ce qu’ils veulent dans ce pays. L’Irak n’est pas un pays facile. Il ne l’a pas été pour les Américains, il ne le sera pas non plus pour les Iraniens même si ces derniers y disposent de relais et cartes importantes à jouer. De plus, vu ses difficultés internes et ses démêlés avec la communauté internationale, l’Iran peut rapidement devenir un partenaire encombrant pour Bagdad. Il semble donc évident qu’en ce début 2012, devant le régime iranien ne s’ouvre pas en Irak un large boulevard mais un chemin escarpé et semé d’embûches qui peut réserver des surprises étonnantes et pas nécessairement agréables pour Téhéran.
Copyright janvier 2012-Djalili-Kellner/Diploweb.com
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. Voir sur le Diploweb.com la présentation par Lebriz Yakacikli du livre de Mohammad-Reza Djalili et Thierry Kellner, Histoire de l’Iran contemporain, Paris, La Découverte, collection Repères, n°559, 2010, 127 p. Voir
[1] « Iran-Iraq trade to hit $20bn », PressTV, 7 juillet 2011.
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