"Introduction à la stratégie", général André Beaufre

Par Vincent SATGE, le 24 février 2015  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Co-président du site Les Yeux du Monde.fr, site de géopolitique pour les étudiants, Vincent Satgé est en Master 2 de Sciences Politiques à l’Institut d’études politiques de Bordeaux.

Classique géopolitique. Vincent Satgé présente le livre du général André Beaufre, « Introduction à la stratégie », Armand Colin 1963, rééd. Fayard/Pluriel, 2012.

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LIDDELL HART, critique et théoricien militaire britannique, décrit l’Introduction à la stratégie du général André Beaufre comme « le traité de stratégie le plus complet, le plus soigneusement formulé et mis à jour qui ait été publié au cours de cette génération [...] qui a toutes les chances de devenir un classique, un manuel de cette discipline  » [1]. De telles louanges avaient de quoi étonner à la publication de cet ouvrage. En effet, la stratégie y apparaissait comme une discipline obsolète. L’idée communément admise à l’époque était que la course aux armements nucléaires garantissait à elle seule la paix [2]. Un lieu commun contre lequel s’insurge le général Beaufre et qui mène, selon lui, les élites politiques et militaires à délaisser la stratégie. L’Introduction ambitionne ainsi de livrer des éléments de stratégie pour éviter que cette dernière ne soit élaborée, comme c’est le cas selon lui, « au doigt mouillé ».

Le général Beaufre est considéré comme l’un des pères de la doctrine de la dissuasion française.

La carrière militaire du général Beaufre explique pourquoi il fustige tant le manque de planification stratégique des élites militaires occidentales. Il a en effet assisté aux nombreux revers militaires et stratégiques de la France au XXe siècle. En 1921, il entre à Saint-Cyr et poursuit sa carrière jusqu’à son arrestation en 1941 par le régime de Vichy. Il s’évade avec le général Giraud pour ensuite combattre sur divers fronts au service de l’armée française de Libération. Il sert durant les guerres d’Indochine, d’Algérie et surtout figure au premier plan durant l’opération de Suez en 1956, brillante victoire militaire et remarquable défaite politique. En 1960, il devient le chef de la délégation française auprès de l’instance supérieure de l’OTAN. En 1961, il est placé dans le cadre de réserve et commence à relater ses expériences (Le drame de 1940 en 1965, L’expédition de Suez en 1967) et à présenter ses théories à travers la revue Stratégie sans oublier divers ouvrages (Dissuasion et stratégie en 1964, Stratégie de l’action en 1966). Il est considéré comme l’un des pères de la doctrine de la dissuasion française notamment après s’être confronté aux thèses du général Ailleret dans la revue Défense nationale en 1964. Onze ans plus tard, il trouve la mort à Belgrade lors d’un colloque de l’Institut Français d’Études Stratégiques dont il était le directeur.

"Introduction à la stratégie", général André Beaufre
Introduction à la stratégie, A. Beaufre
Un livre classique qu’il faut connaître

L’Introduction à la stratégie sert un but précis : considérer la stratégie non point comme un ensemble de règles universelles et figées mais bien une méthode de pensée certes formalisée mais enrichie des expériences passées et présentes. Ainsi, son contenu peut être présenté en quatre mouvements. Dans sa « vue d’ensemble de la stratégie », le général André Beaufre nous livre les prérequis théoriques de la discipline. Avec la « stratégie militaire classique », il récapitule ses grandes mutations de l’Antiquité à nos jours. Quant à la « stratégie atomique », il la présente dans un troisième temps avant de conclure avec son dépassement, la « stratégie indirecte ».

L’Introduction à la stratégie, comme son nom l’indique, ne peut faire l’économie de prérequis théoriques de la discipline

Partant du constat que la stratégie est un terme courant mais dont le sens échappe à beaucoup, le général André Beaufre nous en donne dès son premier chapitre une définition. La stratégie est donc, selon lui, « la dialectique des volontés employant la force pour résoudre les conflits » [3]. Il s’agit au final de « créer et exploiter une situation entraînant une désintégration morale de l’adversaire suffisante pour lui faire accepter les conditions qu’on veut lui imposer » [4]. Partant de ces postulats, plusieurs modèles stratégiques peuvent être employés. Le général Beaufre en distingue cinq, chacun variant selon les objectifs que l’on pose et les moyens dont on dispose.

Lorsque l’objectif autant que les moyens sont considérables, on se situe dans un modèle de « conflit violent visant la victoire militaire », dont le théoricien attitré est Clausewitz. Ce modèle a été dominant en Europe au XIXe siècle et durant la première moitié du XXe mais a montré ses limites notamment lors de la Première Guerre mondiale avec la guerre des tranchées. En revanche, lorsque l’on dispose de moyens limités et d’un objectif modeste, on évolue au sein d’un modèle de « pression indirecte » qui dépasse le cadre militaire : utilisation de la diplomatie (Bad Godesberg et Munich), de l’arme économique (pression économique contre l’Italie en 1936) et de manœuvres politiques (soulèvement révolutionnaire susceptible d’entraîner une intervention internationale comme pour les Sudètes en 1938). Rien n’empêche au final de combiner ce modèle stratégique avec celui « par actions successives » où les moyens sont limités mais l’objectif important. Ainsi, Hitler entre 1936 et 1939 a utilisé un modèle de pression indirecte pour atteindre, dans un premier temps, plusieurs objectifs modestes. Il est au final parvenu, par actions successives, à atteindre un objectif considérable. Le quatrième modèle théorisé et appliqué par Mao Tsé-Toung est celui de la « lutte totale prolongé de faible intensité militaire ». C’est l’exemple type des guerres de libération ou encore de décolonisation qui, vu les moyens souvent faibles des populations autochtones, mènent le parti le plus faible à adopter une « stratégie de conflit de longue durée visant à réaliser l’usure morale, la lassitude de l’adversaire ». Enfin vient le modèle de la menace directe, particulièrement en vogue depuis l’invention de l’arme nucléaire : ce modèle est notamment applicable lorsque les objectifs sont modestes et les moyens pour l’atteindre disproportionnés.

Le général Beaufre considère la préparation comme l’élément déterminant de l’élaboration de la stratégie à notre époque, notamment via le renseignement et les études prospectives.

Pour déterminer quel modèle utiliser, le stratège doit faire preuve autant de bon sens que d’imagination. Selon le général Beaufre, « Aucun artiste n’a jamais peint un tableau, en partant d’une liste complète de règles théoriques » [5], ce qui fait bien entendu écho à la fameuse formule de Napoléon Bonaparte selon laquelle la stratégie est un « art simple mais tout d’exécution ». Seulement, à l’inverse de l’Empereur, le général Beaufre considère la préparation comme l’élément déterminant de l’élaboration de la stratégie à notre époque. C’est ainsi qu’il incite le pouvoir politique à investir massivement dans des services de renseignements et d’études prospectives.

Les innovations en matière stratégique ont surtout été le fait des XIXe et XXe siècles

La stratégie, on l’a déjà vu, dispose de moyens militaires mais pas seulement. Comme le rappelle le général Beaufre, la guerre a de tous temps présenté une dimension économique, diplomatique et idéologique [6]. Néanmoins, la « capacité de décision des forces armées » a été à plusieurs reprises déterminante, notamment lorsqu’une des parties prenantes a su s’adapter aux possibilités nouvelles qu’offraient les innovations militaires en armement, équipement et ravitaillement. Napoléon est l’un des rares stratèges à avoir réussi ce tour de force, ce qui lui a procuré une avance sur ses contemporains. Pour autant, cette avance s’est réduite comme peau de chagrin, ses adversaires s’en inspirant peu à peu. L’histoire militaire est jalonnée de ces révolutions stratégiques. La stratégie de la bataille terrestre, nous rappelle le général Beaufre, est en elle-même relativement simple. Le but de chaque armée est de réaliser soit l’enveloppement de l’armée adverse en la débordant sur ses flancs, soit de parvenir à la rupture du rang, ce qui revient à créer de nouveaux flancs. Diverses innovations dans la façon de préparer et mener la guerre vont changer les manières de parvenir à ce résultat. Six périodes sont à distinguer.

De l’Antiquité à la fin du XVIIIe siècle, les armées restaient groupées du fait d’un équipement qui n’offrait qu’une faible capacité de résistance à un détachement isolé. Le but des manœuvres préparatoires visaient donc à entraîner l’adversaire sur un terrain le désavantageant. Avec Napoléon, l’armée pouvait être organisée non plus en un bloc qui constituait le dispositif de bataille mais en un large filet. Face à un ennemi aux forces très concentrées, Napoléon « pouvait alors l’encercler s’il restait fixe (comme à Ulm) ou mieux encore le contourner et venir se placer sur sa ligne de communication pour le forcer à la bataille à fronts renversés (comme à Iéna) » [7]. Du fait d’un armement à bon marché, de la conscription et d’une logistique plus aisée grâce aux chemins de fer, les armées deviennent à la fin du XIXe siècle plus nombreuses et surtout presque immunisées aux actions de rupture de rang. L’objectif des batailles devient le débordement de l’armée adverse comme à Sedan ou selon le Plan Schlieffen. Très vite, la « course à la mer » de 1914 montre l’obsolescence de cette stratégie et le but recherché durant la Grande Guerre devient l’usure et la rupture du rang par la percée. La France n’est toujours pas sortie de ce schéma stratégique en rentrant dans la Seconde Guerre mondiale et l’armée du Troisième Reich, en combinant l’aviation et les chars, prend un avantage stratégique décisif. Face à un front statique, le couple pilonnage-blindé permet une rupture rapide du rang français et son enveloppement devient dès lors inévitable. La guerre de mouvement reprend ses droits jusqu’à ce que l’âge nucléaire ne vienne changer la donne.

La stratégie atomique du général Beaufre, qui l’a rendu célèbre, présente la dissuasion comme la meilleure protection contre tout conflit, qu’il soit nucléaire ou non

Selon le général Beaufre, les moyens de se préserver d’une attaque nucléaire sont au nombre de quatre : destruction préventive des armes adverses, menace de représailles, protection des effets physiques et interception. Les deux dernières options sont vite écartées. Tout d’abord, la bombe thermonucléaire (ou H) réduit grandement l’efficacité de tout type de refuge. Ensuite, les incessantes innovations technologiques militaires font qu’il est impossible de garantir ad vitam aeternam l’étanchéité d’un système de protection ou la pénétration d’un vecteur nucléaire. Quant à la destruction préventive des armes adverses, elle pouvait se justifier lorsque l’arme nucléaire était relativement nouvelle. Or, du fait de l’augmentation des moyens des puissances nucléaires et des tactiques de dispersion, une telle solution paraît problématique. La véritable protection réside, au final, dans la menace de représailles. Ainsi est née la doctrine de la dissuasion. Une puissance militaire sera ainsi en mesure de dissuader sous deux conditions. Il faut que l’enjeu soit, pour la puissance agressée, de taille et surtout que l’individu « appuyant sur le bouton » paraisse agir dans l’irrationalité. C’est ainsi que « la fermeté de Dulles, les colères et le soulier de Khrouchtchev, l’obstination froide de De Gaulle correspondent à ce jeu psychologique, dont l’influence peut dépasser tous les calculs tirés du facteur matériel ». En conclusion, ce qui assure véritablement la dissuasion, c’est l’incertitude.

Le général Beaufre aborde ensuite la question des armes atomiques tactiques qui offrent, selon lui, des moyens de dissuasion complémentaire. En effet, « l’équilibre de la peur » induit par la perspective d’un holocauste nucléaire devrait amener à abandonner toute stratégie atomique. Pour sortir de cette logique du « tout ou rien », les armes atomiques tactiques permettent d’étendre la dissuasion à des enjeux non vitaux, le risque d’escalade ne pouvant être jamais raisonnablement écarté. La dissuasion devient ainsi quasiment absolue : « les forces de frappe en équilibre dissuadent d’un conflit nucléaire intégral, les forces classiques dissuadent d’un conflit limité, le risque toujours présent d’ascension aux extrêmes dissuadant de donner à ce conflit limité un enjeu trop grave » [8]. Faut-il pour autant en déduire que la dissuasion a mis fin à toute stratégie entre puissances nucléaires ?

La dissuasion nucléaire n’empêche en rien le développement d’une stratégie indirecte dont l’Occident, très peu avisé en la matière, a fait les frais

La stratégie indirecte repose en tout premier lieu sur l’évitement de l’épreuve de force directe. En ce sens, elle apparaît parfaitement adaptée à l’âge atomique étant donné qu’elle se soustrait au schéma classique de dissuasion. C’est par ailleurs une stratégie qui a porté ses fruits : la Chine devient communiste dès 1949 et l’Europe est évincée de l’Asie, de l’Afrique et du Moyen-Orient. Ceci étant dit, en quoi consiste-t-elle ?

La stratégie indirecte peut être analysée selon deux axes, la manœuvre extérieure et la manœuvre intérieure. La manœuvre extérieure va s’appuyer sur « le respect des formes légales du droit intérieur et international » et manipuler « les valeurs morales et humanitaires ». Le but est ainsi de diviser l’opinion publique de l’adversaire (voire de le faire douter lui-même) et surtout de rallier contre lui une part considérable de l’opinion internationale. Un exemple peut en être donné avec la « manœuvre de l’artichaut » appliquée par Hitler. Ainsi, de 1936 à 1939, les opérations de mainmise sur la Ruhr, l’Autriche ou encore les Sudètes ont suivi ce schéma en respectant des délais qui empêchaient la communauté internationale de véritablement réagir. La manœuvre intérieure, elle, consiste à faire durer le conflit le plus longtemps possible, aussi bien sur le plan matériel que psychologique. L’illustration est ici donnée avec la « manœuvre par la lassitude » de Mao Tsé-Toung, où le ravitaillement se fait sur l’ennemi et le moral se nourrit des succès réels, exagérés ou tout simplement inventés.

Face à cette stratégie indirecte, le général André Beaufre émet plusieurs recommandations. Dans le cas de la stratégie de l’artichaut, il préconise l’emploi de forces tactiques très mobiles. Ces dernières empêchent ainsi les coups de force qui mettent la communauté internationale devant le fait accompli. Dans le cas de stratégie de guérilla, le général Beaufre propose de limiter le contrôle à des zones géographiquement restreintes tout en menant une véritable guerre psychologique contre l’ennemi pour rallier à soi la population. Quant à la manœuvre extérieure, l’Occident devrait développer une idéologie politique plus attractive et plus offensive pour contrer celle de ses adversaires et rétablir son prestige. Enfin, la création d’un organe établissant la stratégie globale des puissances occidentales et délimitant les théâtres d’opération sur lesquels elles souhaitent concentrer leurs efforts est présentée comme absolument nécessaire.

*

L’Introduction à la stratégie d’André Beaufre est indéniablement un classique de la géopolitique et de la stratégie. Non seulement cet ouvrage livre des éléments de stratégie aussi bien théoriques qu’historiques mais encore il présente de manière concise la pensée de son auteur sur la dissuasion nucléaire. Par ailleurs, le chapitre portant sur la stratégie indirecte est d’autant plus appréciable qu’il rencontre un écho particulier avec la guerre qui se déroule aujourd’hui en Ukraine. Il est enfin remarquable que dès 1963 le général Beaufre émette des pronostics qui se révèleront exacts comme la chute de l’URSS ou encore l’importance de plus en plus grande des services de renseignement. En revanche, pour ce qui est des préconisations, il semble que très peu d’entre-elles aient été suivies d’effet.

Malgré la présence de quelques passages où se succèdent des considérations générales et abstraites, l’ouvrage se veut accessible, instructif et, au lendemain de la crise des missiles, à la fois réaliste et optimiste. Après tout, un militaire de carrière qui a assisté à la déroute française de 1940, à la décolonisation ainsi qu’au désastre de l’opération de Suez se doit de combiner ces deux qualités. Sa conclusion pour les années à venir est ainsi la suivante : « L’homme du XXe siècle, hanté par les deux catastrophes inutiles de 1914-1918 et de 1939-1945 et armé de tous les moyens de science moderne, a peut-être enfin trouvé le moyen d’en empêcher le retour. Mais le prix qu’il devra payer, imposé par un destin ironique, sera différent de ce qu’il escomptait [...] La grande guerre et la vrai paix seront alors mortes ensemble » [9].

Copyright Février 2015-Satgé/Diploweb.com/Les Yeux du Monde.fr

NDLR : l’auteur et la rédaction remercient le Pr. François Géré pour sa relecture.


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Y. Lacoste, "La géographie, ça sert d’abord à faire la guerre", La Découverte, 1976, réed. 2012

P. Moreau Defarges, « Introduction à la géopolitique », Seuil, 2009

R. Kagan, « La puissance et la faiblesse », Hachette Littératures, 2006

G. Chaliand, « Le nouvel art de la guerre », L’Archipel, 2008

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Hubert Védrine, « Continuer l’Histoire », Flammarion, 2008

F. Bozo, "La politique étrangère de la France depuis 1945", Flammarion, 2012.


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[1Préface de l’Introduction à la stratégie

[2Henry Kissinger ne dit-il pas dans « Diplomacy » que « L’âge nucléaire a réduit la stratégie à la dissuasion » ?

[3Général André Beaufre, « Introduction à la stratégie », Ed. Pluriel, 2012, p. 34.

[4Ibid, p. 36.

[5Ibid, p. 67.

[6La défense française devient conceptuellement « globale » et dépasse le simple outil militaire à partir de l’ « ordonnance du 7 janvier 1959 portant organisation générale de la défense ».

[7Général André Beaufre, « Introduction à la stratégie », Ed. Pluriel, 2012, p. 85.

[8Ibid, p. 116. Reste que ce schéma a été largement contredit dans ce qui a été qualifié d’échecs de la dissuasion, notamment pour des raisons d’absence de compréhension mutuelle de chacun des adversaires quant aux intentions de l’autre (Robert Jervis, Richard Ned Lebow & Janice Gross Stein, « Psychology and Deterrence », Johns Hopkins University Press, 1985.

[9Ibid, p. 143. On retrouve en substance la célèbre formule de R. Aron à propos de la Guerre Froide et des deux Grands : « Paix impossible, guerre improbable ».

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