L’épisode tragique de la crise alimentaire survenue entre 2007 et 2008, et les scènes d’émeutes de la faim qui en ont résulté, ont crée un précédent dans la perception des marchés de matières premières. Jusque là domaine réservé des experts, la question de la fluctuation excessive des prix des denrées agricoles est devenue une question incontournable alors que le défi alimentaire du XXI siècle nécessite de doubler la production mondiale agricole d’ici deux générations pour satisfaire les besoins de dix milliards d’hommes. Les lignes qui vont suivre cherchent à étudier l’enjeu qu’est la sécurisation des ressources et sa manifestation géopolitique.
S’il est bien un marché sur lequel semblent peser les mêmes fondamentaux qu’il y a 2000 ans, c’est certainement celui des matières premières agricoles. En effet, l’homme du XXIe siècle n’est pas plus en mesure d’échapper aux aléas des récoltes que ne l’étaient ses ascendants. Les contraintes naturelles qui pèsent sur ces marchés (dans lesquels on inclut généralement les denrées se trouvant à la base de l’alimentation comme le blé, le riz, le maïs mais aussi le café, le cacao ou le sucre) peuvent perturber l’équilibre théorique censé régir la loi de l’offre et de la demande.
Ainsi, l’offre émanant des marchés de matières premières agricoles est soumise à des variables qui créent de l’instabilité par rapport à la demande. Parmi la multitude de facteurs qui pèsent sur ces marchés, on retrouve les aléas climatiques, le facteur géopolitique ou encore l’évolution des marchés financiers, en particulier celui des changes. S’agissant du climat, la monumentale « Histoire humaine et comparée du climat » d’Emmanuel Le Roy Ladurie a largement montré combien les effets climatiques ont pesé de tout temps sur le prix des matières premières, en particulier agricoles.
Plus près de nous, et sans céder à la tentation de la chronologie, les exemples récents ne manquent pas pour illustrer le poids de cette variable. A cet égard, la flambée des prix de ces denrées au cours de l’année 2008 est venue rappeler combien une variation trop forte des prix, en raison de tensions sur l’approvisionnement, pouvait conduire à une crise alimentaire dont « les émeutes de la faim » ont été la manifestation visible.
Comme l’a rappelé un rapport d’information sur le prix des matières premières remis en octobre 2011 par la commission des affaires économiques de l’Assemblée Nationale [1], on a ainsi pu constater une très nette hausse du prix du maïs en mai 2008 du fait de pluies importantes qui, à l’époque, avaient retardé les semis. Même constat deux ans plus tard lorsque la canicule a frappé plusieurs États producteurs, provoquant en juillet 2010 la plus forte hausse des cours de céréales que le monde avait connu depuis 1973. Le temps chaud et sec qui a frappé le Midwest américain, la sécheresse qui a touché l’Est de l’Europe et, notamment les grands pays exportateurs du Caucase, ont poussé les prix à la hausse, le blé gagnant ainsi 37,25 cents en juillet 2010 (pour livraison en septembre 2010), le boisseau coûtant alors 5,9625 dollars. Les incendies consécutifs à cette vague de sécheresse, survenus aussi bien en Russie qu’en Ukraine et au Kazakhstan, ont également pesé sur la production de blé de ces pays, grands exportateurs, entraînant entre fin juin et début août une hausse de plus de 60 % des cours. Il en va de même pour le facteur géopolitique.
Des deux chocs pétroliers de 1973 et 1979, en passant par la première Guerre du Golfe en août 1990 jusqu’à la menace récente de blocage du détroit d’Ormuz par l’Iran, il va sans dire que l’histoire immédiate est jalonnée d’événements qui ont eu une influence importante, si ce n’est déterminante, sur le prix du pétrole.
Une illustration plus récente de l’influence de la géopolitique sur les cours des matières premières minérales a été fournie par le différend sino-japonais relatif aux terres rares. En effet, en octobre 2010, à la suite d’un différend territorial portant sur les îles Senkaku, en mer de Chine orientale, la Chine a brutalement suspendu ses exportations de terres rares à destination du Japon. Or, le Japon consomme à lui seul 50 % des terres rares mondiales et 90 % de ses importations proviennent de la Chine.
On retiendra enfin que des fondamentaux, en plus des facteurs conjoncturels, sont aussi à l’œuvre. La croissance des pays émergents, en premier lieu la Chine à partir du début des années 2000, a nécessairement tiré la demande de la plupart des commodités à la hausse. Qui se souvient que le prix du baril coté à New York valait 10$ en décembre 1998 ?
Dans un entretien accordée le 12 février 2013 à la revue en ligne de l’école d’ingénieurs Paris Tech, Patrice Christmann, Directeur adjoint et responsable de la stratégie ressources minérales au sein du BRGM (Bureau de Recherches Géologiques et Minières) faisait remarquer que « Nos arrière-grands-parents, au début du XXe siècle, consommaient à peine une petite dizaine de métaux différents. Ils étaient entourés de fer, de cuivre, de zinc, de plomb. L’aluminium en était encore à ses balbutiements. Cent ans plus tard, nous utilisons, au quotidien, pratiquement la totalité du tableau de Mendeleïev. Aujourd’hui, le moindre téléphone portable renferme environ quarante substances minérales, en allant du calcaire broyé en charge de plastique, aux métaux les plus rares. » Il poursuivait en ajoutant qu’ « entre 1919 et 2012, la population du monde a été multipliée par 4,5 alors que le tonnage de matières premières (en tout cas un échantillon des 14 plus courantes) utilisées est 20 fois plus important. L’intensité per capita a été multipliée par cinq. » [2]
Aussi, il va sans dire que la sécurisation de ces ressources, alors que la plupart des projections font état d’une demande qui sera croissante, est un enjeu majeur. Néanmoins jusque là rien de nouveau si ce n’est le profil des acteurs engagés dans la sécurisation de leurs ressources. Ainsi, les époques changent, les pays qui les dominent ou les influencent également. Les matières premières, comme la géopolitique, n’échappent pas à la règle.
Dépendants à plus de 90% pour leurs besoins en alimentation, les pays du Golfe ont fait de la sécurité alimentaire l’une de leurs priorités. Selon différentes estimations, le montant total des importations alimentaires pour les pays de la zone GCC (Conseil de coopération du Golfe, enceinte de coopération régionale qui regroupe le Bahrein, le Koweit, Oman, le Qatar, l’Arabie Saoudite et les Emirats Arabes Unis atteindra 53 milliards de dollars en 2020, contre 26 milliards en 2010.
Bien entendu le petit émirat, qui détient les troisièmes réserves mondiales de gaz naturel n’a pas été le théâtre d’émeutes de la faim lors de la flambée des prix des matières premières alimentaires en 2008 mais ces événements ont indéniablement accéléré la prise de conscience de sa fragilité sur le plan de la sécurité alimentaire. Ainsi, c’est dans ce contexte que le Qatar a pris la décision de créer le QNFPS (Qatar National Food Security Program) sous le patronage de Sheikh Tamim Bin Hamad Al-Thani, fils de l’Emir et prétendant au trône.
La notion de sécurité alimentaire existe depuis les années 1970 et sa définition a varié au gré des sommets de la FAO (Food and Agriculture Administration, l’agence de l’ONU en charge de l’alimentation). La plus récente date certainement du Sommet mondial sur la sécurité alimentaire de 2009, auquel ont pris part plus de 180 Etats, et qui a défini la sécurité alimentaire reposant sur quatre piliers que sont la disponibilité (production, importation..), l’accès (infrastructure, prix), la stabilité (politique, météorologique) et la qualité (en particulier pour l’eau).
Pays confronté à une forte croissance démographique, puisqu’il comptait 1,7 millions d’habitants en 2010 et en projette d’en avoir autour de 2,5 millions en 2025, le Qatar se trouve en première ligne des pays dont la sécurité alimentaire peut être menacée. Le QNFSP doit ainsi permettre de protéger l’émirat des chocs ou turbulences (politiques, économiques, climatiques..) susceptibles d’impacter les pays qui l’approvisionnent, ce qui inclut également le transport et la livraison. Il n’y a en effet qu’à jeter un œil à une carte pour se rappeler le positionnement du Qatar et les conséquences en cas d’un blocus maritime. Aussi, le programme comprend notamment la construction d’un réseau ferroviaire de fret pour assurer le transport des marchandises. Ce réseau devrait à terme relier la totalité des pays de la zone GCC (Arabie Saoudite, Koweit, Oman, Qatar, Bahrein et Emirats), faisant ainsi du Qatar un hub régional sur le plan du transport des denrées alimentaires. L’agrandissement du port de Doha (New Doha Port Project), aujourd’hui quasi saturé, est aussi en cours de réalisation pour un mégaprojet de plus de 7 milliards de dollars.
Plus généralement, le QNFSP s’inscrit dans l’action de ce que l’on pourrait comparer à un ministère du plan (The Qatar National Vision 2030) en vue de réaliser des objectifs de développement économique, social, humain et environnemental d’ici 2030. Le Qatar n’est pas le seul à avoir initié ce type de programme, comme en témoigne Abu Dhabi Economic Vision 2030 dont la finalité est à peu près similaire, la concurrence entre les deux Emirats restant une constante. Il est toutefois amusant de constater que ce sont ces pays qui semblent s’être réappropriés les mots de vision et de plan pour façonner leur avenir, termes aujourd’hui mis au placard de l’histoire par certains pays de la veille Europe.
Dans le cadre de cette stratégie de sécurité alimentaire, dont nous avons pris pour exemple le Qatar, d’autres actions sont menées en vue de se prémunir contre tout choc susceptible de perturber l’approvisionnement. L’une d’entre elle a indéniablement trait à la géopolitique. Elle concerne l’achat de terres dans des pays tiers.
En effet, dans le sillage de l’épisode fortement haussier du prix des matières premières, un terme a fait son apparition dans les articles de presse et les rapports émanant d’organisations comme la FAO : le land grabbing. Si la course aux terres agricoles ou aux ressources minières (littéralement « l’action de s’emparer de terres ») est aussi vieille que l’histoire des hommes, l’attention s’est davantage focalisée depuis 2008 sur le profil des nouveaux acteurs engagés dans cette ruée qui se joue à l’échelle mondiale.
Ainsi la notion de land grabbing définit plus précisément l’achat de terres agricoles par des pays développés ou en développement, c’est-à-dire doté de richesses, à des pays pauvres. L’exploitation de ces terres agricoles doit être orientée vers l’exportation à destination du pays acquéreur, en vue d’assurer sa sécurité alimentaire ou énergétique en fonction de la matière première qui se trouve exploitée.
Cette définition, forcément réductrice, ne permet toutefois pas de saisir la diversité de ces pays acquéreurs et la variété de leur situation. Il semble en effet difficile de ranger dans une catégorie identique la Chine, le Qatar, la Corée du Sud ou encore le Japon. Si la finalité de l’activité de land grabbing reste bien la même pour tous ces pays, leurs motivations et les volumes d’acquisitions en jeu varient considérablement. On notera ainsi au passage qu’une grande partie des études consacrée au land grabbing s’attache davantage à étudier les conséquences de ces investissements pour les pays récipiendaires qu’à s’intéresser dans le détail au profil des pays investisseurs.
Selon les chiffres de l’ONG espagnole Grain, qui s’est tôt illustrée dans la dénonciation du land grabbing, c’est plus de cinquante millions de terres agricoles depuis 2007 qui ont été l’objet d’achat par ces nouveaux pays engagés dans la course à la sécurité alimentaire et énergétique. Des Philippines, au Brésil en passant par le Pakistan et le Soudan, la carte de ces achats de terres se concentre quasi exclusivement dans l’hémisphère sud.
Certains pays ont à ce titre fait de l’offre agricole l’un des piliers de leur commerce extérieur. C’est le cas de la Turquie qui a augmenté la valeur de sa production agricole ces dernières années, grâce à d’importants investissements, la faisant devenir l’un des premiers pays exportateurs de denrées agricoles à l’échelle européenne. Elle compte exporter pour plus de 40 milliards de dollars de marchandises agricoles en 2023. Cela explique certainement l’attrait des investisseurs venant du monde entier et la profusion d’événements, colloques et conférences vantant les attraits de l’offre turque en termes de grains, fruits et légumes, volailles...
S’il existe une grande variété de pays dans lesquels ces achats de terres ont lieu, le constat semble différent si l’on s’intéresse aux structures (publiques ou privées) qui en sont à l’origine. En prenant l’exemple de la Chine et de ses investissements miniers, Anne Bénédicte Hoche a montré dans un article publié en février 2013 sur le site Commodesk [3] que la stratégie chinoise s’est appuyée sur les grandes compagnies étatiques du pays. Elle fait ainsi remarquer qu’à l’inverse des grandes majors multinationales à fonds privés, le plus souvent basées dans les pays anglo-saxons et qui dominent toujours l’industrie minière mondiale, les investissements miniers chinois se font essentiellement par des compagnies d’Etat, ou via des fonds publics. Cette intense activité dans l’industrie minière mondiale fait partie d’une stratégie politique bien établie, qui a débuté dès les années 2000 avec l’initiation de la politique dite de « going out », qui encourage les compagnies locales à investir à l’étranger.
Selon elle, la concrétisation dans le secteur minier de cette politique a commencé à réellement émerger vers 2005, à une période où les actifs miniers étaient chers. Les compagnies chinoises, privées ou d’Etat, se contentaient alors d’investir dans les projets d’exploration, aux première phases de développement. A partir de 2008, elles ont pu profiter des difficultés de financement sur les marchés occidentaux pour se placer en première ligne. Les capacités financières chinoises ont en effet permis de surenchérir face aux concurrents, y compris sur des projets très prometteurs davantage développés.
Initialement positionnés sur des zones géographiques relativement proches, en Asie ou en Océanie, les entreprises chinoises se sont par la suite intéressées de très près aux actifs miniers en Amérique latine, puis en Afrique. Avec des priorités qui évoluent en fonction des besoins : d’abord minerai de fer et cuivre, puis uranium pour accompagner un vaste programme de construction de centrales nucléaire, or pour satisfaire la demande notamment pour le secteur de la bijouterie…
Comme le détaille l’article, la Chine est pourtant sur son territoire un géant de la production de métaux. Elle est notamment le premier producteur de minerai de fer, d’or, de plomb, de zinc, et dans le trio de tête pour l’aluminium, le cuivre, l’étain, l’argent… Mais c’est surtout, de loin, le premier consommateur, le pays concentrant plus de 40% de la demande mondiale en métaux raffinés – une demande qui est largement liée à sa phase de développement économique actuelle, dominée par l’industrie manufacturière d’exportation et le développement des infrastructures. La Chine est donc importatrice nette sur la quasi-totalité des métaux ou minerais, qu’elle importe souvent sous cette forme pour les transformer sur place.
Bien que grande productrice d’aluminium, la Chine dépend ainsi pour 59% des importations pour son approvisionnement en bauxite, essentiellement en provenance d’Indonésie. Les importants investissements réalisés dans les mines locales ne suffisent pas à faire progresser la production au même rythme que la demande, d’où l’intérêt d’investir à l’étranger. Ces financements de projets sont très souvent couplés à des contrats offtake, qui donnent un droit d’achat d’une part de la future production des projets miniers soutenus financièrement.
Anne Bénédicte Hoche fait toutefois remarquer que le poids de la Chine dans l’industrie minière internationale est moins important qu’il ne peut le paraître. Les compagnies chinoises ne possédaient en 2011 que 3% de la valeur des mines au niveau mondial, contre 14,3% pour les entreprises de l’Union européenne, 8,9% pour les australiennes, 7,2% pour les canadiennes et 5,6% pour les américaines. Et le nombre de projets en cours est lui aussi largement inférieurs côté chinois à ceux menés par des entreprises canadiennes, australiennes ou européennes.
Mais c’est la rapidité du développement des investissements chinois qui est frappante. Au premier semestre 2012, la Chine a été le troisième acteur dans les fusions-acquisitions du secteur minier, avec 13%, juste derrière le Canada et le Royaume-Uni.
A l’heure de conclure, il convient de rappeler que si géopolitique et matières premières vont souvent de pair, l’histoire qui s’écrit en ce début de siècle voit de nouveaux acteurs entrer dans le scénario. Cherchant eux aussi à sécuriser leurs approvisionnements, ils viennent grossir les rangs d’une course aux ressources où la compétition est forte. Gageons que nos vieux pays soient à la hauteur de l’enjeu et se réapproprient les mots de vision et de stratégie dans ce domaine.
Copyright Avril 2013- Jedaoui/Diploweb.com
Commodesk
François Jedaoui est par ailleurs expert auprès de Commodesk, média en ligne d’informations internationales et transversales dédié à l’actualité des matières premières. Voir le site Commodesk
[1] VAUTRIN Catherine, LOOS François, GOT Pascale (députés), Rapport d’information sur le prix des matières premières, Commission des Affaires Economiques de l’Assemblée Nationale, 19 octobre 2011
[2] CHRISTMANN Patrice, « Matières premières minérales, faut-il craindre une pénurie ? », Paris Tech review, 12 février 2013
[3] HOCHE Anne Bénédicte, « La Chine tisse sa toile dans l’industrie minière », Commodesk, 5 février 2013
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