Etats-Unis : quelles perspectives stratégiques ?

Par Jean-François FIORINA, Olivier ZAJEC, le 21 octobre 2011  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Olivier Zajec est géopolitologue et spécialiste de stratégie. Jean-François Fiorina est directeur de l’ESC Grenoble.

Jean-François Fiorina s’entretient avec Olivier Zajec. Dix ans séparent les attentats du 11 septembre, à New York, de l’élimination d’Oussama ben Laden, dans une banlieue d’Islamabad, au Pakistan. Que s’est-il réellement passé pendant cette décennie ? En quoi augure-t-elle de l’avenir ? Le monde est-il condamné à subir un leadership ? Olivier Zajec, géopolitologue et spécialiste de stratégie, s’entretient avec Jean-François Fiorina, directeur de l’ESC Grenoble, pour décrypter la crise de "notre Amérique interne" et entrevoir ce que serait une "ère postaméricaine", où Washington ne serait plus qu’une capitale provinciale au sein d’un monde multipolaire.

Comment penser sereinement la place des Etats-Unis dans le monde, dix années après le 11 septembre ? Est-il possible de se représenter sa géopolitique en dehors de tout affect, en ces lendemains de commémoration ?

Vous avez raison d’insister sur la question de l’affect. Les Etats-Unis ne sont pas un sujet ordinaire. Dès que ce thème est abordé, force est de constater une tendance à basculer soit dans l’américanolâtrie, soit dans l’anti-américanisme, particulièrement en France. Pour penser sereinement la place de ce qui est encore la première puissance mondiale, au moins sous certains aspects, et risquer des hypothèses un tant soit peu originales, on se voit donc obligé de préciser avec beaucoup de soin le cadre dans lequel se déploie l’analyse.

Pour réfléchir au rôle des Etats-Unis, il faut une certaine dose de froideur, et une absence de passion. On sait les mises en garde qu’ont faites certains intellectuels à propos de la critique de l’Amérique. Pour Bernard-Henri Lévy, toute remise en cause de ce que représente la puissance américaine est finalement réductible à un bas sentiment de jalousie : tout ceci équivaudrait à "la rancoeur, classique, du débiteur à l’endroit de son bienfaiteur", dans la mesure, affirme-t-il en 2007, où "aujourd’hui encore, c’est à l’abri du bouclier militaire et idéologique américain que se perpétue la liberté [de l’Europe]" (Ce grand cadavre à la renverse). Dans le même ordre d’idée, qui voudrait que l’on ne critique les États-Unis qu’en fonction de frustrations inavouables, Raymond Aron évoquait dès 1976 "les invectives des Graeculi contre leurs protecteurs" (Plaidoyer pour l’Europe décadente). Jean-François Revel enfin, grand pourfendeur de l’anti-américanisme, parlait quant à lui en 2002 "d’obsession".

Il est rigoureusement vrai qu’une certaine tendance au complotisme, largement partagée sur l’ensemble de la planète, n’a de cesse de présenter "l’Empire" comme la source de tous les maux du monde, et que cette vision paranoïaque ne résiste pas à l’analyse. Les Américains font des erreurs, comme tous les peuples, mais ils ne sauraient porter sur leurs épaules le poids des péchés de l’humanité.

Cela étant dit, il faut bien reconnaître que la plupart des tribunes journalistiques autorisées sur ce thème sont encore détenues par les enfants de la guerre froide et du bipolarisme. Pour beaucoup d’entre eux, il s’agirait d’opter en permanence pour un camp contre un autre. Ce besoin grégaire de prendre parti suggère que ces analystes ne se remettent pas d’avoir perdu leurs repères, leurs grilles de lecture si faciles – et si naïves – où tout s’ordonnait autour de la notion de "modèle" ou de Bien – et donc de Mal. On le constate à la chaleur touchante avec laquelle ils défendent le néolibéralisme américain, qui rappelle la façon dont certains d’entre eux procédaient, dans leur jeunesse, pour célébrer les vertus du collectivisme soviétique, autre idéologie décatie. "Que souhaitez-vous donc comme modèle alternatif", interrogent-ils ? Manière de dire qu’il n’y en a pas. Il s’agirait donc de défendre un modèle américain imparfait pour éviter que ne s’imposent les alternatives menaçantes que seraient le communisme de marché chinois ou l’obscurantisme islamique – et la liste n’est pas limitative. L’ultimatum est le suivant : les Etats-Unis ou le chaos. Que ce soit l’URSS en son temps, ou la Chine aujourd’hui, il faudrait en somme qu’à chaque raté du modèle américain, un autre modèle soit à la veille, mécaniquement, de supplanter Washington et d’influer à son tour sur le monde dans les mêmes proportions. Ce qui obligerait évidemment les Européens à resserrer les rangs autour du leader du "monde libre"...

Davantage qu’un piège, vous y décelez une faiblesse ? Derrière ce leurre somme toute confortable, une incapacité à se représenter "le monde qui vient" ?

Je crois sincèrement que cette logique est une illusion. À vrai dire, en quoi cette alternative soi-disant fatale ("Washington ou le chaos") et tous ces ultimatums moraux nous aident-ils à comprendre notre époque multipolaire ? La question, pour notre génération, n’est plus de savoir si l’on aime ou non l’Amérique - une interrogation inepte et infantile qui relève du chantage affectif. Mais bien plutôt de chercher à comprendre à quoi ressemble le monde nouveau, en évaluant sereinement la manière dont l’Amérique post-crise y trouvera sa place – qui ne sera plus la première. Il ne s’agit pas non plus de savoir si le monde, plus divers, s’adaptera, et au bout de combien de temps, au programme libéral-individualiste dévalué que lui propose l’Amérique. Mais plutôt de savoir, tout au contraire, comment l’Amérique provincialisée s’insérera dans un monde qui se développera, se pensera et s’organisera loin de ses obsessions.

On ne peut cependant nier la montée en puissance de la Chine. Son économie est un moteur mondial, ses forces armées se professionnalisent, elle revendique ses droits en Asie du Sud-Est…

Oui…après la menace japonaise, il y aurait "le piège chinois"… en attendant l’arrivée d’une autre "menace globale". Ici, il faut faire l’effort de distinguer la politique de l’économie. C’est la première qui doit surdéterminer la seconde, ce que nous avions peut-être oublié : la crise de l’euro est là pour nous le rappeler, malheureusement. Si l’on hiérarchise les problèmes, on observe que, géostratégiquement, la Chine a des ambitions régionales, et non mondiales. Ces ambitions régionales sont effectivement exclusives : d’où les mises en garde récentes de Pékin à l’égard des pays limitrophes (Philippines, Vietnam, Indonésie, Taïwan, Japon) qui seraient tentés de faire trop ouvertement appel à l’arbitrage américain concernant les nombreux conflits frontaliers maritimes qui les opposent à la Chine. Les Américains pourront-ils contrer ce "retour à la normale" en Asie du Sud-Est, compte tenu du poids relatif d’une Chine attachée à reprendre sa "vraie place" dans son orbe régionale  ? Sans oublier Taïwan… C’est un point important, qui pose la question des moyens militaires du Pentagone dans les dix prochaines années. 400 milliards de dollars de réduction viennent d’être annoncés sur cet intervalle par l’administration Obama !

Mais, mis à part cette question de l’équilibre entre Pékin et Washington dans le Pacifique, je ne crois absolument pas que la Chine s’apprête à "envahir le monde". A moins d’une montée aux extrêmes dont, quoi qu’il en soit, elle ne maîtriserait ou n’initierait pas seule la dynamique, elle ne jouera pas sciemment le rôle de "perturbateur", tel que le théorisait Raoul Castex à propos de la Russie des années trente : "nation en plein épanouissement, débordante de rêve, assoiffée d’ambition, qui veut tout dominer"... L’ambition n’empêche pas forcément une certaine retenue stratégique. Dominer absolument comporte des externalités stratégiques négatives, comme la Russie actuelle en a pris conscience, avec le recul. Ainsi lorsque Vladimir Poutine déclare, lors de la conférence sur la sécurité de Munich, en février 2007  : "Qu’est-ce qu’un monde unipolaire ? Quelle que soit la façon d’embellir le mot (…) il s’agit d’un monde où il n’y a qu’un seul maître, qu’un seul souverain. Ce qui est en fin de compte pernicieux non seulement pour ceux qui sont dans le système, mais aussi pour le souverain lui-même, parce qu’il se détruit de l’intérieur". L’ex-empire parle d’expérience. Faisons donc un pari intuitif : Pékin refusera à son tour ce rôle de perturbateur, non par idéalisme, mais par réalisme !

La perception de la Chine qu’ont actuellement les Etats-Unis serait donc faussée ?

Tous les Américains ne réfléchissent pas de la même manière. Mais il y a en effet un problème de perception. Car malgré tous les efforts des Républicains américains pour la dépeindre sous les traits d’un nouvel empire du Mal, la Chine n’est au pire qu’un miroir oriental de l’Amérique, consumériste et socialement déséquilibré, menacé par l’éclatement prochain d’une bulle immobilière mal maîtrisée, qui tente de jouer d’une improbable formule mixant collectivisme policier et individualisme débridé dans l’espoir d’accoucher à terme d’une société viable, prospère et pacifiée. Une intention louable, mais dont la réalisation est rien moins que certaine.

En fait, budget militaire en hausse ou non, les problèmes internes de la Chine sont suffisamment gigantesques pour qu’elle ne se hasarde pas à bouleverser les équilibres mondiaux. Elle aurait beaucoup à y perdre. Comme les Chinois ne disposent pas non plus d’une idéologie prosélyte et millénariste comparable à celles des États-Unis ou de feue l’URSS, elle risque d’autant moins de troubler la paix du monde en envahissant un jour…disons l’Afghanistan, pour y imposer la "sino-démocratie" et y "libérer les femmes"... Londres au XIXe siècle, Moscou en 1979 et Washington entre 2001 et 2011 ont illustré, pour l’édification de tous, la vanité de ce type de fadaises... Pékin se contentera en la matière d’exploiter des mines et de construire des chemins de fer. Ses ingénieurs le font très bien. Nul besoin de proclamer une "destinée manifeste" pour manier la pioche et exploiter des territoires. De plus, les Chinois, qui dépendent des Sea Lanes of Communication, ont tout intérêt à collaborer à une réduction des poches d’anomie mondiales – et l’implication de leur marine dans le combat contre la piraterie dans l’océan Indien est un signe probant de cette prise de conscience.

Relativiser la montée en puissance de la Chine comme vous le faites ne suffit pas à évacuer la question du déclin américain. Quelle pourrait être, demain, la première puissance mondiale ? Et cette question aura-t-elle encore un sens à l’avenir ?

C’est une question que beaucoup de personnes se posent... Je me contente pour ma part, dans ce livre, de me demander : "quid de la puissance américaine ?" Et non : "qui sera le prochain mâle dominant de la communauté internationale ?" A mon sens, le problème n’est pas vraiment de savoir si, avant dix ans, la Chine va dépasser les États-Unis en termes de PIB et leur ravir la place de première puissance économique mondiale. Il est même inutile, pour comprendre qui va "régir" le monde, de spéculer sur la catastrophe annoncée de la dette européenne globale, sur l’ampleur des soulèvements sociaux futurs en Chine, ou sur la récession molle dans laquelle les États-Unis sont entrés pour au moins dix ans, puis de combiner les probabilités d’occurrence de chaque scénario et la lourdeur du terrain géopolitique, pour obtenir le tiercé dans l’ordre ! Plutôt que d’enfiler sempiternellement les péréquations sur les performances brutes des uns ou des autres, il vaut sans doute mieux ne jamais perdre de vue un fait central, qui est le nœud dialectique des dix dernières années : l’épicentre de la crise économique de 2008 était situé à New York. Car cette crise n’est pas liée à une faiblesse ou un raté conjoncturel, mais à la logique interne et autodestructrice d’une philosophie et d’un système dans leur ensemble. Il en va de Wall Street sur le plan économique comme de la contre-insurrection sur le plan stratégique et militaire : nous avons là l’aboutissement monstrueux d’une hubris dérégulée. Dès lors, une conclusion fondamentale s’impose : le promoteur de ce système de valeurs et de pensée économique et stratégique demeurerait-il le premier pouvoir mondial sur le plan militaire, il ne peut désormais plus discourir sur les valeurs et l’avenir des sociétés humaines en espérant être écouté avec respect. Mon approche est fonctionnaliste  : l’Amérique n’a pas encore perdu un rang. Elle a perdu une tribune – une fonction. En termes de prospective de puissance, ceci est beaucoup plus révélateur.

Sur la question des "classements", à présent. Si la crise de 2008-2009 - dont on ne sait combien de temps ses effets se feront réellement sentir - n’avait pas mis au jour de manière éclatante la faillite du logiciel ultralibéral dérégulé auquel ils se trouvent volontairement attachés de manière consubstantielle, les États-Unis auraient tout à fait pu, en théorie, dégringoler sans dommages au dixième rang des PIB mondiaux. Ce déclassement relatif – de quoi rester dans le groupe des grandes puissances, ou puissances dites "régionales" – ne les aurait pas empêchés de rester en fait la première puissance mondiale, primus inter pares, car ils auraient malgré tout conservé leur influence normative et leur rayonnement idéologique unique. C’est-à-dire le pouvoir essentiel, et qu’ils étaient seuls à détenir, d’écrire et d’imposer les règles du jeu dans leur style propre et selon leurs intérêts. Ce n’est visiblement plus le cas, même si certains ne perçoivent pas encore à quel point. Au sens théologique, Washington possède encore une potestas incontestable. Son auctoritas, elle, est morte.

Le soft power chinois ne prendra pas la relève du soft power américain. L’enjeu véritable est de comprendre que, quel que soit désormais le vainqueur du puéril concours de PIB mondial, il n’y aura pas de gagnant véritable. Mais qu’il y a un véritable perdant : celui qui, en 2008, a perdu non pas le premier rang, mais sa fonction d’arbitre. L’abaissement de la puissance américaine – sa normalisation désormais irréversible – s’est joué à ce moment précis, pour le meilleur ou pour le pire. Et le monde a basculé cette année-là, non le 11 septembre 2001...

Reste cependant la question de l’administration américaine actuelle... Barack Obama avait bénéficié d’un fort courant de sympathie. Dispose-t-il d’une marge de manoeuvre nouvelle, sur le plan stratégique et militaire ? Comment se désengager d’Afghanistan ?

Barack Obama a finalement renoncé à faire la différence entre l’Irak, "guerre stupide", et l’Afghanistan, "opération nécessaire". En 2011, l’administration Obama, sans illusion sur le legs irako-afghan, a bien compris qu’il lui faut à l’avenir éviter à tout prix un engagement prolongé et coûteux de ses troupes terrestres sur un terrain mal "préparé". Le Pentagone est aujourd’hui pris entre la gestion des derniers feux d’une intervention militaire directe (Major Combat Operation, MCO) à la recherche de succès pérennes qui passent par des modes d’action résolument "irréguliers" (Irregular warfare, IW), et un effort accru de soutien et de légitimation de la gouvernance civile (Stabilization, Security, Transition and Reconstruction, SSTR). Cette relation entre MCO, IW et SSTR reste encore la clé de la réflexion américaine actuelle. Mais à l’avenir, l’impératif d’action "indirecte", de préférence aux aventures expéditionnaires de nation-building coercitives, pèsera lourd sur les priorités du Department of Defense (DoD). Et la réorientation aura des conséquences sur la doctrine américaine. L’attitude américaine en Libye en est un des signes...

Un jeune officier américain, invité à résumer la racine des difficultés actuelles des militaires de son pays, l’exprimait de la manière suivante à l’Army War College de Carlisle en mai 2010 : "Nous n’avons plus la faculté de nous percevoir réellement. Nous sommes devenus des producteurs d’illusions positives." Échec  ? Succès  ? Victoire  ? Pacification  ? Ces mots ne semblent pas avoir eu grand sens, en Afghanistan comme en Irak. L’interprétation de la réalité dépendait in fine des metrics choisis et, aux États-Unis, de l’interface heurtée entre calendrier de retrait et discours électoral interne. Penser la sortie de crise avant de s’engager, tel est le leitmotiv désormais.

Mise en ligne initiale le 21 octobre 2011


Source : Entretien de Jean-François Fiorina, directeur de l’Ecole supérieure de commerce de Grenoble, avec Olivier Zajec - Note CLES (Comprendre Les Enjeux Stratégiques) - Les entretiens géopolitiques mensuels du directeur, publié sous le titre : Quelles perspectives stratégiques pour les Etats-Unis ? - HS n°8 - octobre 2011 – Voir le site de l’Ecole supérieure de commerce de Grenoble
Voir


Plus

. Olivier Zajec, La nouvelle impuissance américaine - Essai sur dix années d’autodissolution stratégique, Editions de L’œuvre, septembre 2011, 184 p. ISBN : 978-2-356-31108-5

Etats-Unis : quelles perspectives stratégiques ?

Dix ans se sont écoulés entre les attentats du 11 septembre et l’élimination d’Oussama ben Laden.

Une période pendant laquelle la puissance US a changé de nature. Dix années d’approximations et de manipulations qui ont dessillé bien des yeux et multiplié les interrogations sur une "hyperpuissance" incapable de stratégie cohérente depuis que la chute de l’URSS l’a rendue orpheline d’un ennemi digne de ce nom. La mort d’un Ben Laden oublié de tous ne peut masquer le processus d’"autodissolution stratégique" entamé symboliquement le 11 septembre 2001.
Le véritable Ground Zero ne se situe pas à l’emplacement des Tours jumelles, mais à quelques rues de là, à Wall Street, où la crédibilité de la première puissance mondiale a été engloutie en 2008 sous les eaux noires d’une crise autogénérée. Il sera moins aisé de retrouver le cadavre de cette crédibilité défunte que celui de Ben Laden. L’ère postaméricaine a commencé tant sur les plans économique, militaire que culturel.

Nous avons encore du mal à l’envisager, parce que la force de ce que l’on pourrait appeler notre Amérique interne nous empêche de regarder en face le naufrage de l’Amérique réelle.

. Voir sur le Diploweb.com l’article de Guillaume Coulon, « Etats-Unis : Mitt Romney et le rétroviseur néoconservateur », Voir


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