Arnaud Blin est Chercheur associé à l’Institut Français d’Analyse stratégique et Coordinateur du Forum pour une Nouvelle Gouvernance Mondiale. Il est l’auteur d’une douzaine d’ouvrages dont Le Désarroi de la puissance. Les Etats-Unis vers la guerre permanente ? Lignes de Repères, 2004, America is Back. Les Nouveaux Césars du Pentagone (avec G. Chaliand), Bayard, 2003 et Comment Roosevelt fit entrer les Etats-Unis dans la guerre, André Versaille, 2011. Il vit aux Etats-Unis dans l’Etat de New York.
Géopolitique des Etats-Unis et du monde. Chercheur installé aux Etats-Unis, Arnaud Blin propose ici une ample réflexion sur les contradictions de la puissance américaine. Il montre comment Barack Obama a payé l’addition de son prédécesseur sans véritablement parvenir à changer le cap imposé par G.W Bush. L’influence globale de Washington s’est considérablement affaissée. L’auteur envisage le repli des Etats-Unis et ses conséquences géopolitiques pour le monde.
VINGT ANS après la « Fin de l’histoire » [1], quelles nouvelles de l’ « Hyperpuissance » ? A l’instar de la trilogie des Mousquetaires de Dumas, le Vingt ans après de l’Amérique post- guerre froide (ou post-moderne si l’on préfère) nous a gratifié d’aventures rebondissantes qui nous incitent à dresser un bilan improbable de ces deux dernières décennies. A l’heure où se profile une élection présidentielle importante, cet inventaire devrait nous aider à mieux comprendre si l’Amérique aura dans l’avenir la volonté de s’engager activement dans les affaires de ce monde ou si, au contraire, elle renoncera à assumer les responsabilités qui lui incombent en tant que première puissance mondiale.
Dans le domaine du sport, on dit souvent qu’il est plus difficile de défendre un titre que de l’acquérir. Dans celui de la politique internationale, le titre sinon le plus convoité, du moins le plus disputé par ceux qui possèdent les moyens de l’obtenir est celui de « première puissance ». Q’il s’agisse d’un empire traditionnel, d’un Etat omnipotent et dominateur comme l’Allemagne hitlérienne ou l’Union soviétique, ou plus modestement d’un Etat cherchant à asseoir son autorité ou son influence sur tous les autres – l’Angleterre au XIXe siècle, la France sous le roi Soleil – le but reste le même : être le plus fort. Les raisons qui poussent peuples et (surtout) les chefs d’Etats à chercher cette distinction qui apporte son lot de privilèges mais aussi de responsabilités - et de déconvenues - varient presque tout autant que les cas de figure. Les Etats-Unis ne dérogent pas à la règle qui veut qu’un Etat puissant cherche à exploiter sa puissance pour influer le plus possible sur les affaires de tous les autres. Bienvenue au monde de la realpolitik, en clair, celui de l’intelligence des rapports de forces.
Le cas des Etats-Unis est très particulier. Le pays s’est construit sur des valeurs antinomiques de celles qui sous-tendent à l’hégémonie. Le désir des vagues d’immigrants de se couper du reste du monde, celui des Révolutionnaires de se détacher du joug impérial anglais, celui des Pères fondateurs de s’isoler des affaires du monde sont autant de manifestations d’un souhait profond de vivre en paix, loin des turbulences extérieures. En même temps, l’importance de la religion réformée dans cette nouvelle société insuffle depuis les débuts une soif de prosélytisme qui s’est infiltrée dans tous les pores de la société, y compris dans sa politique étrangère. Ainsi, l’Amérique se voit conditionnée par des forces qui, dès qu’on se situe dans le domaine international, peuvent s’avérer contradictoires.
Concrètement, ces traits profonds se sont traduits par l’émergence de trois courants distincts : courant isolationniste d’abord ; courant idéaliste-wilsonien ensuite - soit ce désir de changer le monde à l’image des Etats-Unis ; enfin, la montée en puissance des Etats-Unis au XIXe siècle engendre le courant « réaliste », prôné par les partisans d’une Amérique forte censée jouer des coudes pour accéder au rang le plus élevé de la hiérarchie en appliquant les vieux principes des rapports de forces. Historiquement, le fossé idéologique séparant philosophiquement les wilsoniens des réalistes s’évapore dès lors que les deux camps s’accordent pour imposer la puissance américaine en vue de véhiculer ses idéaux et d’établir un monde meilleur.
Dans les faits, le peuple américain s’est montré à toutes les époques profondément isolationniste. Alors que les dirigeants politiques du pays, depuis le tournant du XXe siècle, ont systématiquement eu recours à une politique étrangère « active » - pour ne pas dire interventionniste - se réclamant de l’un ou de l’autre des deux courants wilsoniens ou réalistes – parfois les deux, comme avec F. Roosevelt, R. Reagan et G. W. Bush Jr. A cet effet, le rôle de l’exécutif s’est essentiellement résumé à convaincre péniblement un peuple réticent de s’impliquer à l’extérieur, « overseas » (outre-mer), selon l’expression courante qui en dit long sur les mentalités.
Si nous avons ainsi pris le temps de planter le décor, c’est parce que ces tensions perpétuelles inhérentes à la société américaine, notamment entre le peuple et les dirigeants politiques, conditionnent les succès et les échecs de la politique étrangère du pays et son statut dans le monde. Cela est aussi vrai aujourd’hui que ça l’était il y a soixante-dix ans lorsque Roosevelt tentait par tous les moyens d’intervenir en Europe, longtemps en vain, pour contenir la menace hitlérienne.
L’industrialisation rapide des Etats-Unis durant la seconde moitié du XIXe siècle à laquelle s’ajouta une forte poussée démographique permirent au pays d’accéder au rang de grande puissance (les Etats-Unis deviennent la première puissance économique mondiale au tournant du XXe siècle, peut-être même avant [2]). L’auto-destruction de l’Europe durant la Première puis la Seconde Guerre mondiale et le rôle déterminant de l’Amérique durant les deux conflits, ouvrirent un boulevard sur lequel le pays n’hésita pas à s’engouffrer après 1945. L’inévitable confrontation avec l’Union soviétique à partir de la fin des années 1940 offrit avec ce conflit larvé un scénario idéal pour l’Amérique, motivée par le sentiment de mener une croisade contre le mal absolu mais dans un contexte stratégique où elle ne se voyait pas obligée d’envoyer un nombre considérable de troupes se faire tuer sur le front. Le caractère technologique et compétitif de la Guerre froide (1947-1990) – nucléaire, espace, armements - offrait de surcroît un terrain où les Américains excellent. Convaincre l’opinion publique n’était pas trop compliqué dès lors qu’on laissait entrevoir une victoire ultime qui raisonnait avec des sentiments millénaristes chers à ce peuple féru d’Ancien testament. Durant près d’un demi-siècle, et malgré l’accroc vietnamien, l’Amérique suit sans trop renâcler la Maison blanche dans ses diverses et parfois douteuses aventures internationales.
Avec l’effondrement de l’URSS en 1991, la victoire tant attendue sur les « forces du mal » mais que les spécialistes n’entrevoyaient pas avant plusieurs décennies surprend les uns et les autres. L’événement est tellement énorme que l’Amérique s’en trouve désemparée. Certes, elle n’a plus à se soucier de sa rivale mais celle-ci s’était déjà bien dégonflée avant sa chute finale. Un comble pour les dirigeants américains : ça n’est pas de la Maison blanche que vient l’idée de transformer radicalement l’ordre international mais du Kremlin avec l’appel pour un « nouvel ordre mondial » de Mikhaïl Gorbatchev que celui-ci propose devant une Assemblée générale (de l’ONU) médusée le 7 décembre 1988, jour anniversaire de Pearl Harbor.
S’il rebondit sur le dossier « nouvel ordre mondial », le successeur de Ronald Reagan, George H. Bush (1988 – 1992), la joue « petit bras », réduisant le concept à un vague ré-ordonnancement du Moyen-Orient au profit de l’Amérique alors que M. Gorbatchev proposait de révolutionner les relations internationales et d’en terminer avec la politique des rapports de force. [3] On reparlera de cette fixation sur la transformation du Moyen Orient. Malgré les injonctions d’intellectuels comme Francis Fukuyama, qui célèbre la victoire historique des Etats-Unis en proclamant la « fin de l’Histoire », le peuple américain préfère tourner la page pour se focaliser sur ce qui l’intéresse par dessus tout : gagner de d’argent. La Guerre du Golfe (1990-1991) rétablit en quelque sorte l’honneur perdu en Asie du Sud-Est et sert surtout à clore le dossier « Guerre froide. » Difficile pourtant de demander à une vaste bureaucratie conditionnée pour la guerre de fermer boutique. La politique du containment se poursuit discrètement.
Bill Clinton (1992 – 2000), un baby-boomer qui fit parti des contestataires anti-Vietnam des années 1960, incarne cette Amérique qui désire tourner la page pour se concentrer sur la croissance économique. Clinton équilibre les budgets, tente avec plus ou moins de réussite de réparer les déficits sociaux provoqués par les choix de R. Reagan et, indirectement, prépare aussi la future crise des sub-primes en laissant déréguler les systèmes de prêts immobiliers. Mais sa politique étrangère reste sur les bases du containment et en jugulant la Russie, notamment avec l’OTAN, il entérine stratégiquement, et concrètement, la victoire acquise par défaut en 1991. Son action au Moyen-Orient est positive et en, se tournant vers l’Asie, il met fin à une pratique de plus de deux siècles où l’Europe était au cœur de la politique étrangère des Etats-Unis. L’affaire Monica Lewinsky l’empêche de se lancer dans des actions plus spectaculaires mais il maintient le rang des Etats-Unis alors que son engagement discret mais efficace à l’extérieur respecte le désir du peuple américain de se focaliser sur les affaires domestiques. Malgré cela, il sera le premier à rater l’opportunité qui lui tend les bras de se débarrasser d’un homme dont on reparlera abondamment : Oussama Ben Laden.
Peu de temps après le départ de Clinton début 2001, une conjonction d’événements bouleverse totalement la donne, événements qui vont faire perdre à l’Amérique son statut, affaiblir son influence et considérablement réduire sa marge de manœuvre.
Si la France est célébrée, notamment par la gauche américaine pour ses intellectuels engagés, les Etats-Unis démontrent durant les années 1990 qu’ils savent aussi produire des penseurs capables d’influer sur les événements. Sauf que de ce côté-ci de l’Atlantique, les intellectuels engagés sont de droite et ils n’ont jamais collé une affiche ou escaladé une barricade. Ce sont des hommes et des femmes de l’ombre qui travaillent sans relâche depuis leurs « réservoirs à idées » (les think-tanks), pour, justement, produire des idées. Celles-ci sont une réponse à un postulat simple : l’Amérique est en train de perdre une opportunité en or de s’installer durablement aux commandes du monde où l’Union soviétique l’a laissé seule au poste de pilotage. Ces intellectuels d’horizons divers et qu’on a affublé de « néo-conservateurs, » ou de « neo-cons » (diminutif qui n’a pas le caractère injurieux qu’il peut avoir dans la langue de Molière) ont pour but d’influer sur l’opinion publique et, surtout, de rallier à leur cause les instances les plus élevées du pouvoir. En somme, influencer les puissants. En l’espace de quelques années, les néo-conservateurs ont complètement ravi à la gauche le monopole que celle-ci détenait traditionnellement en matière de production d’idées politiques.
Une chance unique leur est offerte en l’an 2000, moment symbolique s’il en est puisque leur leitmotiv est d’assurer « un nouveau siècle américain ». Le candidat choisi par le parti républicain, George W. Bush (jr.), est de seconde facture : chacun s’attend à une victoire du démocrate Al Gore, alors on a pris ce qu’on a trouvé. Toutefois, l’homme possède des qualités inespérées : ignare en matière de politique étrangère, influençable, résolu et animé d’un esprit manichéen. On connaît la suite : Gore perd de quelques voix une élection rocambolesque indigne du pays qui a inventé la démocratie moderne. Bush élu, les néo-conservateurs ont un pied dans la Maison (blanche).
Entre l’élection (novembre 2000) et les attentats du 11 septembre 2001, un autre événement improbable se produit : la victoire interne – au terme d’une lutte sans merci - du clan néo-conservateur sur les partisans d’une politique classique (de type réaliste) qui se sont ralliés autour du prestigieux Colin Powell, le Secrétaire d’Etat.
Troisième acte de cette année fatidique, par une série de bourdes et d’incompétences, les services de sécurité s’avèrent incapables de prévenir un attentat qui, comme le prouvent les éléments dont on dispose aujourd’hui, et qui continuent d’affluer, n’aurait jamais du avoir lieu.
A partir de là, tout s’enclenche à vitesse grand V. Le choc des attentats sur Washington et New York est indéniable, comparable à Pearl Harbor, jusque là l’ultime référence en la matière. Relayés par la télévision, amplifiés et nourris durablement par les médias, manipulés par la Maison blanche et le Pentagone (qui ne se privent pas de créer des bureaux dont l’objectif est d’exploiter l’événement), les événements du 11 septembre donnent carte blanche aux néo-conservateurs qui entendent frapper fort. L’idée d’envahir l’Afghanistan et l’Irak, où vont se concentrer les deux conflits qui vont définir les années 2000, circule dans les jours qui suivent les attentats. On commence déjà à acheminer les milliards de dollars qui vont être engloutis dans les deux conflits et dans le monstrueux programme de lutte anti-terroriste affublé du nom de Homeland Security. Le pays s’endette. L’équilibre budgétaire explose. Le peuple, les médias laissent faire en applaudissant des deux mains. Les dissidents ou simples critiques sont accusés d’anti-américanisme et de trahison, dans la plus pure tradition du Mac Carthysme. Sous prétexte de protéger les populations, le gouvernement s’attaque au sanctuaire des libertés civiles, fondement même de la démocratie étasunienne. A Guantanamo, on crée une zone de non-droit qui permet tous les abus. A Washington, on élabore des mensonges cousus de fil blanc pour justifier l’invasion de l’Irak (2003).
En l’espace d’un instant, cette Amérique libre et bienveillante qui commençait à faire de nouveau rêver le monde comme du temps des Kennedy s’est métamorphosée en un monstre d’arrogance, de suffisance et, comme on le constatera plus tard, d’incompétences. La politique étrangère de G.W. Bush se résume à un salmigondis d’unilatéralisme autoritaire : le « Nouveau siècle américain » commence bien mal. Rapidement, la Maison blanche stagne. Les deux guerres s’éternisent sans résultat majeur, Ben Laden survivant aux années Bush, ce dernier est malgré tout réélu en 2004.
En 2008, exit G. W. Bush. Barack Obama incarne alors tous les espoirs d’une nation désormais éveillée mais qui traîne une douloureuse gueule de bois. Comme c’était prévisible, le nouveau président ne pourra répondre aux formidables attentes que sa campagne avait entretenues. Et aujourd’hui, douze ans après la prise de pouvoir de Bush, quatre ans après l’élection d’Obama, force est de constater que les dégâts provoqués par le tsunami de 2001 restent considérables.
En bref, l’Amérique est toujours présente en Afghanistan dans ce qui constitue désormais le conflit le plus long de l’histoire des Etats-Unis. L’absence d’Etat de droit en Afghanistan laisse à penser qu’après le départ des troupes américaines (annoncé pour 2014), on aura un pays fragmenté où les Talibans ont toujours leur mot à dire. L’énorme effort produit en Irak n’a en rien changé la donne régionale comme le voulaient les Néo-conservateurs, les Etats-Unis s’étant aliénés une forte proportion des pays arabes (et musulmans) ainsi qu’Israël. Au Proche-Orient, le processus de paix est au point mort. Même en Amérique latine, zone qui, depuis deux siècles, constituait la chasse gardée des Etats-Unis, l’influence de Washington a reculé brutalement au profit de la puissance montante, le Brésil.
Barack Obama a dans les faits payé l’addition de son prédécesseur sans parvenir à changer le cap imposé par Bush. Celui qui avait promis de brûler ce symbole de l’ignominie des années de plomb que fut la base de Guantanamo, a été contraint de jeter l’éponge, comme il devra renoncer à bien d’autres projets, le pays étant polarisé comme jamais dans son histoire, les Républicains se montrant résolu à tout tenter pour faire trébucher le président. Certes, Obama connaît quelques succès : nouveaux accords START avec la Russie, normalisation des relations avec la Chine, renoncement à la stratégie unilatéraliste. Mais enferré dans la crise économique et paralysé par son projet, fort honorable, de changer le système de sécurité sociale, Obama subit les crises sans parvenir à imposer une nouvelle vision de la politique étrangère étasunienne. Pudiquement, ses partisans diront de sa politique extérieure qu’elle est « pragmatique. » En d’autres termes, peu ambitieuse et sans risque. Son succès le plus notoire, en tous les cas celui qu’il met en vitrine durant sa campagne 2012, est l’élimination de Ben Laden, comme si l’ombre de Bush pesait toujours sur le bureau ovale.
En conséquence, le prestige des Etats-Unis n’a pas réussi à surmonter les errements de George W. Bush et l’influence globale de Washington s’est considérablement affaissée. Plus important, c’est en terme de puissance que les Etats-Unis ont considérablement régressé. De deux manières : en puissance pure et en terme de projection de cette puissance. Sur ce second point, les deux conflits de la décennie ont démontré crûment ce qu’on savait depuis longtemps, à savoir que ces guerres sont désastreuses pour les « envahisseurs ». Ceux-ci sont fortement contraints par une opinion publique qui, avec les années, voit son soutien s’effilocher jusqu’au point critique. Et puis, ces conflits ne permettent pas à une armée moderne, du moins à une armée conçue pour combattre des divisions blindées, d’exprimer sa puissance et sa supériorité technologique, un simple lance-roquette permettant de détruire un hélicoptère de combat aussi cher que sophistiqué. Plus généralement, ces conflits dits asymétriques ont pour habitude d’user même les armées les mieux dotées. Quelque soit l’issue du conflit afghan, il aura, avec la guerre d’Irak, établit fermement les limites de la capacité militaire réelle des Etats-Unis, ce malgré les succès médiatisés des nouvelles technologies (comme les drones).
Mais c’est surtout sur le home front que l’Amérique a reculé, la puissance brute se mesurant à l’aune de la santé économique et du dynamisme d’une nation. En avance de plusieurs décennies sur tous les autres pays en 1945 lorsqu’elle avait construit son fameux « Arsenal pour la démocratie », les Etats-Unis ont non seulement été rattrapés mais ils sont désormais dépassés dans de nombreux domaines par les autres pays industrialisés : éducation, couverture sociale, croissance et surtout, compétitivité [4] et mobilité sociale [5], soit autant de domaines où les Etats-Unis furent des pionniers et des modèles... Le chômage, longtemps en deçà des 5% reste bloqué autour de 8%. Ses universités, qui demeurent les meilleures du monde, ont par leurs coûts exorbitants et les fabuleux emprunts suscités, provoqué une gigantesque bulle qui risque d’éclater à tout moment. Quant au système d’équilibre des pouvoirs, le fameux checks and balances, il semble avoir atteint le point de non retour avec la confrontation malsaine et désormais permanente entre des élus démocrates et républicains incapables de s’entendre sur quoi que ce soit, entre lesquels le Président est ballotté comme un otage impuissant.
En somme, seul l’appareil militaire des Etats-Unis fait encore illusion mais celui-ci, comme on vient de le voir, est incapable d’exprimer la puissance dont il est le bras (armé) et dont il fut longtemps le symbole. Avec cette perte de puissance, de prestige et d’influence, la capacité qu’avaient les Etats-Unis de faire rêver le pays, et le reste de la planète, s’est évaporée elle aussi, symbolisée par la décision d’Obama d’en finir ou presque avec l’aventure spatiale.
Comme la Chine qui, au XVe siècle, décida d’en finir brutalement avec ses grandes expéditions maritimes, l’Amérique est-elle sur le point de tourner le dos au reste du monde, les dirigeants acculés devant finalement se ranger derrière une opinion publique profondément isolationniste et casanière ?
Si la campagne de 2012 sert de baromètre, il est plus que probable que les Etats-Unis renoncent progressivement à un leadership qu’ils n’ont plus les moyens ni le désir d’assumer mais que personne d’autre n’est capable de prendre en charge. Tout porte à croire que les errements et les mensonges des années 2000 ont eu raison de la docilité de la population. Le peuple américain, fourbu par la crise économique, ne souhaite plus assumer les responsabilités qui incombent à une superpuissance. Contrairement aux années 1930, lorsque le courant isolationniste était au plus fort, les événements des années 2000 n’ont tout simplement pas été suffisants pour infléchir la tendance durablement. Al-Qaïda ne fut qu’une menace de façade qui fit un moment illusion mais en aucun point ne fut comparable à celle de l’Allemagne nazie et du Japon. Entretenue par la vision d’un Ben Laden omnipotent, ou du moins omniprésent, elle s’évapora avec la mort peu glorieuse du chef historique d’Al-Qaïda en 2011 qui souffla d’un seul coup ce qui restait de la façade déjà délabrée. Le paradoxe de l’élimination de Ben Laden est qu’avec elle s’envola tout espoir de voir le peuple américain soutenir une politique de superpuissance que seule un « menace existentielle » selon l’expression à la mode (en d’autres termes, une menace sur son existence et son mode de vie) était susceptible en fin de compte de générer.
Si le scénario d’un repli des Etats-Unis se confirme, la reconfiguration géopolitique du monde devrait offrir un tableau ressemblant de plus en plus à l’Europe du XVIIIe siècle, soit un système relativement homogène dominé par quelques grandes puissances régionales, dont les Etats-Unis, l’une d’entre elle, la Chine, servant en quelque sorte d’arbitre (comme l’Angleterre au XVIIIe) à ce nouvel équilibre dans lequel les quelques éléments perturbateurs (Corée du Nord, Iran, Pakistan) ne disposent pas des capacités réelles nécessaires, malgré la menace nucléaire, pour mettre le système à bas. Un tel tableau favoriserait les politiques « pragmatiques » en cours aujourd’hui, dont celle d’Obama, plutôt que les politiques servies par de nobles idéaux. Le résultat serait un monde plutôt stable – malgré des poches d’instabilité aiguës – mais voguant sans pilote au gré des vagues et incapable de répondre aux grands défis du moment, comme ceux de la menace sur l’environnement, défis qui réclament des actions collectives vigoureuses et courageuses dépassant les simples intérêts nationaux des uns et des autres.
A court terme, cet ordre géopolitique sans grande saveur et globalement « anachronique » devrait pouvoir maintenir un moment le statu quo mais sera-t-il capable de répondre à des crises extraordinaires susceptible d’enflammer des régions entières (on pense au Proche et Moyen Orient) sans le type de leadership coopératif que les Etats-Unis étaient capables de fournir dans les années 1990 ? A long terme, un monde sans leadership se verrait de toute manière condamné par une politique globale de compromis qui empêcherait de répondre aux grands défis imposés par l’interdépendance croissante engendrée par la globalisation.
Or, n’oublions pas que si l’équilibre européen du XVIIIe siècle (renouvelé après 1815) engendra les Lumières, il enfanta lors de son implosion les guerres totales du XXe siècle. Malgré tout, les Etats-Unis ont démontré par le passé qu’ils étaient capables de surmonter les difficultés et il n’est pas impensable d’envisager un sursaut d’orgueil national susceptible de recadrer les ambitions du pays. Comme après 1945, si tel était le cas, on est en droit d’espérer que ces nouvelles ambitions seraient moins égoïstes que celles qui caractérisèrent la folie des années 2000. Pour l’heure cependant, rien n’indique que le pays prenne ce chemin. Et ailleurs, aucun autre acteur ne semble en mesure de s’emparer des bottes de Sept lieux, les seuls réels candidats, la Chine et l’UE, étant trop occupés pour l’instant à faire le ménage devant leur porte.
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[1] Référence au livre de Francis Fukuyama, « La fin de l’histoire et le dernier homme », 1992.
[2] Voir “Who’s Bigger ?” The Economist, June 14 2012 (source : Angus Maddison, University of Groningen)
[3] NDLR : Voir Pierre Verluise, 20 ans après la chute du Mur. L’Europe recomposée, Paris, Choiseul, 2009.
[4] “Can America Compete ?”, Harvard Magazine, September-October 2012, p. 26-43.
[5] Voir Joseph Stieglitz, The Price of Inequality, New York, Norton, 2012.
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