Ce que nous apprend cet ouvrage, c’est que la géographie n’est pas une fatalité, et qu’il existe des solutions permettant de sortir des logiques sécuritaires en développant des approches régionales tenant compte des impératifs de chacun.
Romain de Jarnieu présente le livre Eaux et conflictualités, sous la direction de Franck Galland, éd. Choiseul 2012, 115 p.
CHERCHEURS, docteurs en géopolitique, militaires, juristes ou patrons d’entreprises directement liées à la gestion de l’eau…Dix experts reconnus dans ce domaine à qui Franck Galland [1], considéré comme l’un des meilleurs spécialistes actuels de l’eau, a donné la parole et qui viennent nous expliquer de façon claire, détaillée et pratique comment se déclinent dans le monde d’aujourd’hui les enjeux sécuritaires liés à l’utilisation de l’eau. « Eaux & Conflictualité » est le recueil de ces interventions qui se sont déroulées lors d’un séminaire à destination d’un public militaire organisé par le CSFRS (Conseil Supérieur de la formation et de la recherche Stratégique), en partenariat avec Veolia Environnement.
Nul ne conteste aujourd’hui l’imbrication de plus en plus étroite entre la géopolitique et les ressources naturelles. L’intensification des frictions liées à la répartition de l’eau, au Proche-Orient, en Asie, en Afrique, nous oblige à penser l’eau non plus comme une ressource librement offerte à chacun, mais comme une denrée qui se raréfie.
Dans le domaine de l’eau, les inégalités hydriques, qu’elles résultent de facteurs purement géographiques ou de situations géopolitiques, sont flagrantes : l’Éthiopie par exemple possède 70% des ressources du bassin du Nil, mais n’en consomme que 3%, faute d’investissements. Au Proche-Orient, l’invasion du plateau du Golan a privé la Syrie et la Palestine de leur accès à l’eau. En Asie du Sud-Est, les pays en aval du Mékong subissent à la fois la réduction du débit liée à l’installation de barrages par la Chine, et la pollution très forte qui découle de l’utilisation du fleuve en amont.
Ces inégalités sont en passe de s’accentuer sous la pression de dynamiques récentes : urbanisation des pays en développement et augmentation des populations entrainant une surexploitation de la ressource, réchauffement climatique, catastrophes naturelles, mauvaise gestion, pollution des rivières…Nombreux sont aujourd’hui les pays qui, hantés par la menace d’une rupture de leur approvisionnement, développent une réaction de plus en plus sécuritaire et de moins en moins collective : pour un pays comme la Syrie, situé en aval de la Turquie, dont les ressources en eaux proviennent à 80% de la Turquie ou du Liban et dont 60% des puits se sont taris sur les 25 dernières années, on peut comprendre que le projet turc du GAP de construction de barrages et de centrales hydroélectriques supplémentaires sur le Tigre et l’Euphrate puisse, en touchant à l’indépendance du pays, représenter une menace sécuritaire sérieuse.
Comment dissocier en effet la question de l’eau de la géographie des territoires ? C’est souvent elle qui est à l’origine de faits géopolitiques générateurs de conflictualités, de frictions : le tracé d’un cours d’eau, la position d’un pays en amont ou en aval d’un fleuve, la présence de nappes phréatiques, sont des éléments indispensables à la compréhension des rapports de force entre pays voisins. Outre la géographie à proprement parler, il y a aussi l’usage de l’eau, l’orientation de l’économie vers des productions plus ou moins consommatrices d’eau, la saisonnalité de l’utilisation de l’eau entre voisins ou dans le même pays, qui sont autant de facteurs déterminant dans la compréhension des enjeux de l’eau.
Ce que nous apprend cet ouvrage, c’est que la géographie n’est pas une fatalité, et qu’il existe des solutions permettant de sortir des logiques sécuritaires en développant des approches régionales tenant compte des impératifs de chacun. L’Histoire nous dit qu’il existe des exemples de concertations satisfaisantes, comme ce fut le cas entre le Liban et la Syrie, qui ont obtenu en 2002 un accord équitable sur le partage des eaux du fleuve Nahr-El-Kébir, incluant la construction d’un barrage commun aux deux pays et la constitution d’un comité conjoint de l’eau. Même constat entre Israël et la Jordanie, qui s’échangent depuis l’accord de paix signé en 1994 entre les deux pays, 50 millions de m3 d’eau chaque année. En jouant un rôle diplomatique dans la résolution de conflits, l’eau peut aussi devenir un élément stabilisant dans une région.
Les concertations réussies sont souvent basées sur une ossature internationale minimale en matière de régulation de l’utilisation des eaux. La convention-cadre de 1992, qui propose une approche globale des bassins hydrographiques et consacre par exemple le principe du « pollueur-payeur », la convention de l’ONU de 1997 sur l’utilisation des cours d’eaux internationaux à d’autres fins que la navigation, ou encore la directive-cadre de l’Union européenne sur l’eau adoptée en 2000, représentent des références morales incontournables mais sont insuffisamment appliquées dans certaines régions du monde. Dans le bassin du Nil, ce sont des accords bilatéraux qui prédominent, souvent de façon déséquilibrée. Continuer à opposer des logiques nationalistes déséquilibrées, c’est pour certains pays comme l’Égypte, le Soudan, Israël, ou la Chine, s’exposer à prolonger les crispations et voir se constituer contre eux des « front du refus » comme c’est déjà le cas avec l’Éthiopie qui réclame la renégociation de l’accord égypto-soudanais de 1959 qui octroie 90% des ressources du Nil à l’Égypte et au Soudan.
La gestion de l’eau reste, comme toutes les ressources, soumise à la loi de l’offre et la demande. Le développement de la technique et des infrastructures peut nous aider : réduire les gaspillages des réseaux d’eau, développer les techniques de recyclage des eaux usées, développer des infrastructures de dessalement ou mettre en place des infrastructures de rétention d’eau plus respectueuses de l’environnement et des écosystèmes sont des solutions aujourd’hui financièrement et techniquement plus accessibles qu’autrefois et dont il faut généraliser la mise en place.
En donnant la parole à ces dix experts de référence engagés quotidiennement sur le sujet, l’ouvrage ne prétend pas être exhaustif. Mais ces dix voix, par des approches différentes, académiques, géopolitiques, pratiques ou techniques, parviennent à nous offrir un tour d’horizon complet et convaincant de l’étendue des enjeux liés à l’eau aujourd’hui. Il nous démontre de façon pédagogique que la gestion de l’eau n’est pas une fatalité, qu’une approche collective des situations hydriques est possible, et qu’une compréhension des intérêts respectifs des pays concernés est un préalable à une meilleure gestion des ressources en eau et des conflictualités qu’elles génèrent.
Copyright Janvier 2012-Jarnieu/Diploweb.com
Quelques chiffres communiqués par le CSFRS
. 900 millions d’habitants ne disposent pas d’accès à l’eau potable à proximité.
. Plus de 3 milliards d’habitants n’ont pas d’eau au robinet à domicile.
. 2,6 milliards de personnes n’ont pas accès à un assainissement de base.
. L’eau agricole représente 70% de l’utilisation des ressources mondiales en eau douce. 20% sont utilisés pour l’eau à vocation industrielle et 10% pour les consommations domestiques. Sur certaines zones évoquées dans le cadre de ce séminaire, dont le Proche-Orient, on est d’ailleurs plus près de 90% que de 70% pour l’eau agricole.
. Deux tiers des grands fleuves sont communs à plusieurs pays. Il existe 270 bassins fluviaux transfrontaliers. Le Nil, le plus long, traverse dix pays ; Le Mékong, six pays.
. Outre les questions posées par les relations entre pays se partageant les rives, cette situation donne l’avantage aux États situés en amont. 15% des pays dépendent à plus de 50% des ressources en eau situées en dehors de leur territoire.
. On dénombre 200 traités interétatiques relatifs à l’eau contre 37 conflits survenus ces cinquante dernières années, pour la plupart mineurs.
Eaux et conflictualités, sous la direction de Franck Galland, éd. Choiseul 2012, 115 p.
Voir sur le site des éditions Choiseul Voir
Voir le site du CSFRS à l’origine du colloque Voir
[1] Diplômé en affaires internationales, il dirige Environmental Emergency & Security Services, cabinet d’ingénieur conseil spécialisé dans la préparation des opérateurs d’eau et d’électricité à la gestion de crises majeures. Spécialiste des questions de sécurité liées aux ressources en eau, il a publié une quarantaine d’études sur ce sujet dans des revues de défense et de relations internationales.
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