Professeur à Sciences Po Grenoble. Directeur des Relations internationales de Sciences Po Grenoble Directeur du Master "Intégration et mutations en Méditerranée et au Moyen-Orient".
La démission d’Ahmet Davutoğlu met d’abord un terme à la dyarchie ambiguë qui s’était installée au sommet de l’Etat, après la dernière élection présidentielle. Pendant 20 mois, l’ex-chef de la diplomatie turque, devenu chef de gouvernement, aura tenté en vain de tenir son rang. L’échec de cette posture consacre probablement la fin du régime parlementaire dans ce pays. Alors que la crise migratoire a conduit à une relance de la candidature de la Turquie à l’Union européenne, il convient de comprendre la situation de ce pays de 77,2 millions d’habitants.
LE PROCHAIN ABANDON par Ahmet Davutoğlu de ses postes de leader de l’AKP et de premier ministre constitue, sans aucun doute, un tournant dans l’évolution politique que connaît la Turquie, depuis l’élection de Recep Tayyip Erdoğan à la présidence de la République, en 2014. Cette annonce, faite le 4 mai 2016 au soir, au sortir d’une rencontre du premier ministre et du président, qui n’avait pas donné lieu à un communiqué, est venue confirmer des rumeurs insistantes évoquant le départ du chef de gouvernement, fragilisé par la défiance que lui avait témoignée son parti, le 29 avril, lorsqu’il lui avait retiré le pouvoir de nomination de ses cadres locaux et provinciaux. Mais plus généralement cette nouvelle péripétie vient mettre un terme à une situation interlope où le premier ministre paraissait voué à un affaiblissement inexorable, face à un chef de l’Etat déterminé, quoi qu’il advienne, à présidentialiser le système politique de ce pays. Quelles sont les leçons du départ d’Ahmet Davutoğlu ? La démission d’Ahmet Davutoğlu met d’abord un terme à la dyarchie ambiguë qui s’était installée au sommet de l’Etat, après la dernière élection présidentielle (1). Pendant 20 mois, l’ex-chef de la diplomatie turque, devenu chef de gouvernement, aura tenté en vain de tenir son rang (2). L’échec de cette posture consacre probablement la fin du régime parlementaire dans ce pays (3). Le problème posé n’est donc pas seulement celui du remplacement du premier ministre, mais bien celui de la mise en place d’un nouveau régime.
Ont-ils jamais formé un couple uni dans le contexte nouveau qui a suivi la première élection d’un président de la République au suffrage universel en Turquie, le 10 août 2014 ? Dès le départ, les dés semblaient pour le moins pipés. En faisant élire Ahmet Davutoğlu à la tête de l’AKP, alors que lui-même n’avait pas encore démissionné de ses fonctions de premier ministre et attendait d’être investi président, Recep Tayyip Erdoğan a surtout trouvé l’homme lige qui lui permettait de mettre mat celui qui était alors son plus dangereux concurrent, depuis toujours de surcroît considéré comme le numéro deux du parti : le président sortant Abdullah Gül. Mais le premier ministre devenu président a vite fait comprendre à son successeur qu’il ne pouvait avoir d’autre ambition que de le servir, dans une perspective dont l’issue annoncée était la transformation du régime parlementaire turc en régime présidentiel. En dépit de cette destinée compromise, force est de constater qu’Ahmet Davutoğlu aura tenté de jouer son rôle de chef de gouvernement jusqu’au bout. Eclipsé par la débauche de déclarations tonitruantes et de controverses provoquées d’un Recep Tayyip Erdoğan, soucieux de tenir le devant de la scène politique, dans les mois qui ont suivi son élection, Ahmet Davutoğlu a tenté de redresser la tête lorsqu’il a eu en point de mire les élections législatives de juin 2015, un scrutin traditionnellement fait sur mesure pour un premier ministre soucieux de tenir son rang.
Ahmet Davutoğlu a parachevé sa résistance passive en trainant des pieds pour inscrire dans le programme de son parti en campagne, l’instauration d’un régime présidentiel, si chère et si nécessaire désormais à Recep Tayyip Erdoğan.
Réticent à voir Recep Tayyip Erdoğan présider les conseils des ministres ou favorable à un projet de loi sur la transparence du patrimoine des responsables politiques qui n’avait pas les faveurs du président, le premier ministre en question a même relancé le processus de paix visant à résoudre la question kurde, sans l’aval du chef de l’Etat, l’obligeant à bloquer brutalement cette entreprise et à contredire publiquement la reprise de négociations avec le PKK qu’il avait lui-même initiées, un an plus tôt, alors qu’il était à la tête du gouvernement. Ahmet Davutoğlu a parachevé sa résistance passive en trainant des pieds pour inscrire dans le programme de son parti en campagne, l’instauration d’un régime présidentiel, si chère et si nécessaire désormais à Recep Tayyip Erdoğan. Ce dernier a néanmoins réagi, en s’employant à noyer son stratège d’ancien ministre des affaires étrangères sous le déluge médiatique de la campagne électorale. Omniprésent dans les meetings et sur les plateaux de télévision, le président a repris pour quelques semaines son costume de premier ministre, marginalisant par là même son successeur, en butte aux sarcasmes d’une opposition prompte à reprocher à ce dernier son affaiblissement.
De manière inespérée, le revers de l’AKP, lors des élections du 7 juin 2015, a redonné un espace important au premier ministre, car il a été perçu avant tout comme l’échec d’un président qui avait mené la campagne électorale. Si bien que paradoxalement, au soir d’un scrutin où l’AKP conservait malgré tout une majorité relative, le premier ministre a pu célébrer sa « victoire », en s’exprimant, comme son prédécesseur avait pris l’habitude de le faire, au balcon du siège du parti, tandis que le président, sonné par le goût amère de sa première défaite, disparaissait de la scène médiatique, pendant plusieurs jours. Homme clef du scénario possible d’un gouvernement de coalition, c’est dès lors Ahmet Davutoğlu qui est aux avant-postes pour négocier, avec les autres formations parlementaires, l’issue d’une crise bien difficile à dénouer. Mais dans cette configuration nouvelle, c’est le président qui se retrouve à faire de la résistance passive pour faire échouer l’hypothèse d’une coalition et obtenir des élections anticipées. Celles-ci permettent pourtant au premier ministre de mener cette fois la campagne, en remisant sous le boisseau l’impopulaire projet de régime présidentiel et en réhabilitant un certain nombre de personnalités en vue, écartées par Erdoğan, lors des élections de juin. C’est pourquoi, bien que le recours à de nouvelles élections ait été un choix du président et qu’en outre les événements tant nationaux (attentats, reprise de la guérilla kurde...) qu’internationaux (crise syrienne, en particulier) aient ramené ce dernier au centre du jeu politique, le succès des élections du 1er novembre est à mettre au compte du premier ministre qui n’hésite pas d’ailleurs à expliquer, dans les jours qui suivent, que le projet de présidentialisation « n’est plus une priorité de son gouvernement ». Toutefois, ce rééquilibrage de la relation entre les deux hommes, à l’issue de cette année électorale mouvementée, n’est guère durable. Car en permettant à l’AKP de retrouver sa majorité absolue, Ahmet Davutoğlu a replacé le pays dans la situation où il se trouvait à l’issue de l’élection présidentielle de 2014 : celle d’un régime parlementaire affaibli livré aux appétits d’une présidence dominatrice. Ces derniers mois, en dépit de la forte présence du premier ministre sur les dossiers les plus sensibles où on l’a vu tour à tour conduire la négociation de la crise des réfugiés avec l’Europe, préconiser la reprise des pourparlers avec les Kurdes, manifester sa réticence à l’égard de la déchéance de nationalité pour les rebelles du PKK, ou retarder les poursuites engagées contre les universitaires auteurs d’une pétition appelant à la paix dans le sud-est, le président a peu à peu repris l’ascendant, replaçant inéluctablement son projet de changement de régime au cœur du débat politique.
En réalité, c’est bien ce changement de régime que la Turquie n’en finit pas de vivre depuis deux ans qui a été consacré par le départ d’Ahmet Davutoğlu, le 4 mai 2015. Il est significatif que l’opposition évoque à cet égard un véritable « coup d’Etat ». Kemal Kılıçdaroğlu, le leader du CHP, estime ainsi que la démission du premier ministre ne peut être réduite à des dissensions internes à l’intérieur du parti au pouvoir, et que les partisans de la démocratie doivent résister à cette nouvelle manœuvre. Quant à Selahattin Demirtaş, le co-président du HDP, il s’étonne qu’un premier ministre, qui venait d’être reconduit au pouvoir par le peuple, puisse être congédié par « quelqu’un qui au palais présidentiel » prétend gérer le pays à sa place. Au fond, en se défaisant d’Ahmet Davutoğlu, Recep Tayyip Erdoğan a recadré un régime parlementaire qui prétendait lui résister, un peu comme naguère l’establishment kémaliste limitait la démocratie, quand elle donnait un peu trop la parole au peuple.
L’AKP et son fondateur sont désormais au cœur de l’Etat.
À ceux qui, il y a quelques années, s’étonnaient de voir cet ex-islamiste converti aux vertus de la démocratie, on expliquait que Recep Tayyip Erdoğan avait aussi été formé en politique par le système pluraliste turc et sa culture électorale. On avait simplement oublié que le destin de ce pluralisme était aussi d’être encadré, le cas échéant, par un pouvoir d’Etat, fondement du système. Aujourd’hui qu’il achève de conquérir ce pouvoir essentiel, le fondateur de l’AKP n’a pas manqué de se souvenir de cette deuxième leçon, et prétend domestiquer à sa façon ce qui reste de la démocratie turque. Mais la force du nouveau système, est de prétendre réunir le centre et la périphérie. Porté à l’origine par ces nouvelles classes moyennes, qui ont converti l’Anatolie à des modes de vie urbains, sans pour autant oublier leur conservatisme religieux et sociétal, l’AKP et son fondateur sont désormais au cœur de l’Etat. Reste à savoir, si à l’issue d’une marche déjà longue pour maîtriser les rouages du pouvoir, ils ont réussi à conserver le contact avec leur base. La réponse ne viendra pas tout de suite. Deux conseillers du président ont exclu l’organisation d’élections anticipées à court terme. Le prochain scrutin aura donc lieu au sein même de l’AKP. Et encore ! Plusieurs ténors du parti excluent tout mélodrame à cet égard, en annonçant que le congrès extraordinaire qui doit se tenir le 22 mai 2016, pour introniser le successeur d’Ahmet Davutoğlu, sera « apaisé », parce qu’il n’y aura en fait qu’un seul candidat.
Dans la conjoncture actuelle, les pronostics vont bon train, et ressassent à l’envie plusieurs noms portés par la rumeur : Binali Yıldırım, l’actuel ministre des transports, un gestionnaire et surtout l’homme du président par excellence, mais aussi un candidat malheureux à la mairie d’Izmir en 2014, éclaboussé par des affaires de corruption ; Bekir Bozdağ, le ministre de la justice en exercice, moins polémique, mais tout aussi fidèle, rompu aux procédures parlementaires et judiciaires, ce qui peut être utile, dans un contexte où la grande affaire sera de changer de constitution ; Numan Kurtulmuş, l’un des vice-premiers ministres en fonction, ex-leader du parti islamiste Saadet, en bref un rallié qui doit beaucoup à Recep Tayyip Erdoğan, mais qui peut malgré tout nourrir des ambitions gênantes ; Mehmet Ali Şahin, une personnalité plus consensuelle, très expérimenté car ancien ministre de la justice et ex-président du parlement, mais en réserve de la République depuis un peu trop longtemps ; et enfin Berat Albayrak, le gendre, époux d’Esra Erdoğan, imposé à Ahmet Davutoğlu comme ministre de l’énergie dans le gouvernement sortant, mais sans expérience dans une perspective où gouverner ne sera pas (encore) une affaire de famille.
Quel que soit l’heureux « élu », une chose est sûre, il devra être chef de gouvernement pour en finir avec le régime parlementaire. Mais établir un système présidentiel ne sera pas non plus chose aisée. Au sein de la Grande Assemblée Nationale de Turquie, avec 317 députés, l’AKP ne dispose pas de la majorité renforcée (367 voix sur 550) qui lui permettrait d’adopter, seul, une nouvelle Constitution. Tout au plus peut-il espérer rallier quelques voix dissidentes pour obtenir une approbation de la nouvelle charte par 330 députés, ce qui ouvrirait la possibilité d’organiser un référendum. Minés actuellement par des querelles intestines, les nationalistes du MHP pourraient fournir ce contingent d’appoint, à plus forte raison si une scission intervenait dans leurs rangs. Mais cette perspective n’est pas acquise, et quoi qu’il en soit, le futur premier ministre devra faire preuve d’imagination, et trouver le scénario adéquat pour atteindre l’objectif qui lui est imparti. Car, il est hors de question que, comme son prédécesseur, il puisse avoir des états d’âme. À l’issue de la démission d’Ahmet Davutoğlu, Recep Tayyip Erdoğan a expliqué en effet que, loin d’être remis en cause, le projet de régime présidentiel devenait « une urgence », et qu’il n’y aurait « pas de retour en arrière », à cet égard. Dans un contexte où les prochaines échéances électorales (locales, présidentielles et législatives) sont lointaines (2019), et où la Turquie connaît une réactivation sans précédent de la guérilla du PKK, en subissant parallèlement de multiples effets de la crise syrienne (réfugiés, incidents de frontière avec Daech...), le chef de l’Etat pense que le temps travaille pour lui, et pour l’apparition d’une aspiration majoritaire à une présidentialisation salvatrice ; un pari risqué, même s’il table sur un réflexe sécuritaire de l’opinion, maintes fois éprouvé.
Manuscrit clos le 11 mai 2016
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