Docteur en science politique, consultant en géopolitique et relations internationales, expert en maintien de la paix et spécialiste de la défense, de la sécurité et de la sociologie militaire. Chercheur au Laboratoire ERIAC (Equipe de recherche interdisciplinaire sur les aires culturelles), enseignant à l’Université de Rouen et d’autres Universités françaises.
CONTINENT à la fois riche et appauvri, l’Afrique se définit la plupart du temps par son contraste saisissant. Qualifiée souvent de « scandale géologique », le berceau de l’humanité semble subir la malédiction de ses matières premières et de ses ressources minières. Et pour cause, depuis les indépendances, le continent n’a cessé d’être le théâtre de guerres et de crises qui ont jalonné son histoire et porté régulièrement un frein à son développement. Si plusieurs causes sont avancées pour expliquer les conflits que connaissent bon nombre de pays africains, le développement de l’économie de guerre dans les zones en proie à des conflits armés, nous permet d’affirmer, sans ambages, que la conquête du pouvoir et/ou la lutte pour le contrôle des ressources naturelles, demeurent les principales motivations des guerres civiles en Afrique. Le paradoxe africain peut, aussi, s’observer à différents niveaux. En effet, considérée comme le continent où le taux de natalité est le plus élevé, l’Afrique apparaît, non seulement, comme la région où l’espérance de vie est le moins élevé, mais surtout, la partie du globe qui enregistre le plus de décès. On y dénombre environ 12 500 000 décès chaque année. Sur le plan de la stabilité, le continent s’illustre également par son contraste. En même temps qu’elle est victime d’une insécurité chronique, l’Afrique demeure de loin, la région en quête perpétuelle de paix. Non seulement, elle abrite le plus grand nombre d’opérations de maintien de la paix (OMP), mais aussi et surtout, elle totalise à elle seule, le plus de résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies sur les questions de paix et de sécurité internationales. Cette complexité du continent ne cesse d’interpeller.
Face à ce constat alarmant, nous sommes tous d’accord pour dire qu’il est temps que le vent de la Démocratie, de la paix durable et de la sécurité souffle sur le continent africain. Les Africains, eux-mêmes, semblent avoir saisi la gravité de la situation et l’urgence d’agir. Les questions de défense et de sécurité sont désormais inscrites à l’ordre du jour des agendas des Etats africains. Les organisations continentales comme l’Union africaine (UA) et régionales comme la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) en ont fait leur credo.
Cependant, si tout le monde est unanime pour dire que la paix et la sécurité sont des conditions sine qua non pour le développement des Etats africains, la question que nous sommes tentés de nous poser est la suivante : Quel type de sécurité conviendrait-il le mieux aux peuples africains ? Les outils de défense des pays africains sont-ils adaptés aux réalités auxquelles le continent est confronté ? La réponse à ces interrogations fera l’objet de notre analyse. Elle s’articulera autour du plan suivant : dans une première partie, nous ferons un état des lieux des nouvelles menaces qui guettent le monde et, plus particulièrement, le continent africain. Dans une seconde partie, nous mettrons en exergue la mission qu’il faudra dorénavant assigner aux outils africains de défense avant d’évoquer, dans une troisième partie, la nouvelle conception de la sécurité en Afrique, dans ce monde de plus en plus mondialisé.
Depuis la fin de la guerre froide, l’Afrique est confrontée à une instabilité galopante si bien qu’elle est devenue beaucoup plus vulnérable qu’auparavant. En effet, si pendant longtemps, le continent noir a été le terrain de jeu des affrontements par procuration entre bloc communiste et bloc capitaliste, l’Afrique peine, aujourd’hui, à trouver le chemin de la stabilité. Le constat qui se dégage, à la lecture de tous les événements qui rythment la vie de nombreux pays africains, est que la fin du bipolarisme n’a pas sonné le glas des crises en Afrique. Bien au contraire, de nouvelles formes de menaces sont apparues avec leurs conséquences qui continuent de ruiner les perspectives de développement pour les populations africaines. La quasi-disparition des guerres interétatiques en Afrique, a laissé place à la multiplication des guerres civiles sur le continent, instaurant ainsi, des situations de ni guerre ni paix dans plusieurs pays. Considérées comme des affrontements locaux, qui mettent aux prises les communautés et/ou populations autochtones entre elles, les guerres civiles apparaissent comme des guerres totales en ce sens que 90% des victimes sont les populations civiles. Ces guerres se caractérisent par leur violence et impliquent davantage toutes les couches sociales. Elles sont souvent nomades et sont à l’origine du développement du marché de l’insécurité. A côté de ces guerres, on assiste à l’émergence de nouvelles formes de guerres sans combats qui se déroulent sur des espaces de compétition et de prédation plus libres, moins encadrés et pour des affrontements tout aussi réels et décisifs, mais non militaires, qui mettent aux abois bien des sociétés modernes [1]. Selon le Contre-amiral Jean-Dufourcq, « On assiste, de ce fait, aussi à une sorte de démilitarisation de la guerre. Il ne s’agit pas de la disparition des antagonistes mais de leur installation brutale et décisive dans tous les secteurs où l’Etat est insuffisant ou impotent et la communauté internationale impuissante » [2].
Aujourd’hui, la conflictualité du monde s’est déplacée sur le champ de la finance. On parle de plus en plus de guerre économique. Ce type de guerre est évoqué pour désigner l’effort que mène un Etat pour se procurer ou conserver des ressources rares, éventuellement avec des acteurs publics. Il mobilise des collectivités, parfois des moyens régaliens, notamment l’espionnage. Cette guerre « se fait selon les méthodes qui ne visent pas seulement à la performance mais aussi à la puissance et modifient un rapport de forces, notamment en affaiblissant le rival. Les principes de la stratégie s’y retrouvent sans peine. L’art de freiner le concurrent, que ce soit en le décrédibilisant auprès de l’opinion ou en dressant devant lui des obstacles juridiques n’en est pas la partie la plus négligeable » [3]. La guerre économique suppose aussi de l’apparence et de la croyance, de l’image et de la réputation, de la séduction ou de la répulsion. En gros, elle mobilise de l’influence au service de la puissance. Les pays africains sont-ils outillés en ce moment pour faire face à ce genre de menace ? Nous en sommes moins sûrs dans la mesure où les efforts de certains Etats sont centrés sur les stratégies de prévention des guerres dites matérielles, comme les guerres civiles et les guerres interétatiques.
Il faut, aussi, souligner que les nouveaux rapports de forces internationaux se traduisent, de nos jours, par la guerre de l’information. C’est un concept très vaste qui englobe instinctivement toutes les actions humaines, techniques et technologiques (opération d’informations) permettant de détruire, de modifier, de corrompre, de dénaturer ou de pirater l’information, les flux d’information ou des données d’un pays/Etat tiers, entité administrative, économique ou militaire. Aucun pays, quel que soit sa puissance ou son niveau de développement n’est à l’abri d’une éventuelle guerre de l’information. La première guerre du golfe de 1991 avait montré à quel point la maîtrise de l’information et de ses technologies, pouvaient contribuer à asseoir la suprématie d’une armée. Cette guerre de l’information peut se manifester sous plusieurs formes. La cyberguerre apparaît comme l’une de ces manifestations les plus connues. Selon François-Bernard Huyghe, le cyberespace est depuis quelques années un cadre d’affrontement ou d’expression de puissances dans lequel agissent acteurs étatiques et non étatiques [4]. Ainsi, confrontés au spectre des cyberattaques, aux motivations diverses, nombreux sont les Etats qui ont placé la cybersécurité au rang d’enjeu de sécurité et de défense nationales [5].
Le nouveau contexte géopolitique mondial est aussi marqué par la mondialisation des menaces de plus en plus réelles. En effet, au moment où le monde actuel apparaît comme un village planétaire, la proximité et l’interdépendance entre les sociétés qui composent la famille humaine n’ont jamais été aussi étroites. Désormais, tout Etat qui aspire aux valeurs démocratiques et qui est soucieux du bien être de son peuple ne peut prétendre vivre en vase clos. A ce rendez-vous du donner et du recevoir, symbolisé par le phénomène de la mondialisation, les différents acteurs du paysage des relations internationales, plus particulièrement, les différents Etats (y compris les plus puissants économiquement et militairement), sont guettés par des menaces de plus en plus protéiformes et transnationales. Les attentats terroristes du 11 septembre 2001 et les attaques terroristes un peu partout, sont autant d’exemples qui illustrent le caractère international de ces menaces. D’ailleurs, ces événements malheureux du 11 septembre ont marqué un nouveau paradigme dans le paysage des relations internationales, au point où, de nos jours, l’on parle d’un avant et d’un après 11 septembre 2001. Cela veut dire indirectement que plus jamais, le monde ne sera comme auparavant. Avec la mondialisation des menaces, aucun pays n’est à l’abri d’une quelconque attaque encore moins de ses conséquences.
Même s’il est communément admis qu’aucun continent n’échappe à ces menaces tous azimuts, il n’en reste pas moins de faire remarquer que l’Afrique demeure de loin, la région la plus exposée à cette insécurité internationale. Continent déjà meurtri et fragilisé par des catastrophes naturelles, d’innombrables coups d’Etats et de sempiternels conflits qui ont provoqué la déliquescence de nombreux Etats, l’Afrique est constamment confrontée à une insécurité générale dont les conséquences, sur son développement, se font davantage ressentir. Cet état des lieux du contexte géopolitique actuel montre qu’il existe, aujourd’hui, un brouillage des frontières entre la sécurité intérieure et la sécurité extérieure. L’écart entre les notions de défense et sécurité s’est progressivement réduit, alors que la gestion des menaces et celles d’un certain nombre de risques se sont considérablement rapprochées. Ainsi, désormais, une menace peut être à la fois locale, nationale, régionale, continentale et mondiale. C’est, par exemple, la situation à laquelle le Nord du Mali est confronté. En effet, la présence des groupes terroristes tels qu’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) ou le mouvement pour l’unicité et le Jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO) constituent à la fois une menace pour tout le Mali, mais aussi, pour l’Afrique de l’Ouest, le continent africain et l’Europe. En un mot, le fait que le Nord du Mali devienne le théâtre de jeu des groupes terroristes, constitue une menace pour la paix et la sécurité internationales. La criminalité transfrontalière, la contrebande et le développement du trafic de drogue vont souvent de pair avec le développement du terrorisme.
Par ailleurs, la menace environnementale matérialisée par le réchauffement climatique apparaît comme un grand défi auquel le monde devra faire face. Si cette menace est davantage prise au sérieux par les grandes nations, qu’en est-il de la posture adoptée par les pays du Sud, notamment les pays africains ? Pour le moment, aucune politique commune de lutte contre ce fléau n’a été mise sur pied sur le continent. Et pourtant, il y a une décennie, en Afrique du Sud, lors du sommet mondial sur le développement durable, qui s’est tenu le 02 septembre 2002 à Johannesburg, Jacques Chirac tirait déjà la sonnette d’alarme. Dans un discours historique aux allures de réquisitoire, l’ancien Président français faisait prendre conscience de cette menace environnementale. Selon lui : « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs. La nature, mutilée, surexploitée, ne parvient plus à se reconstituer et nous refusons de l’admettre. L’humanité souffre. Elle souffre de mal-développement, au Nord comme au Sud, et nous sommes indifférents. La terre et l’humanité sont en péril et nous en sommes responsables. Il est temps d’ouvrir les yeux. Sur tous les continents, les signaux d’alerte s’allument. (…) L’Afrique est accablée par les conflits, le SIDA, la désertification, la famine. Certains pays insulaires sont menacés de disparition par le réchauffement climatique. Nous ne pourrons pas dire que nous ne savions pas ! ». On comprend bien que le développement de ces nouvelles formes de menaces exige une nouvelle conception des notions de défense et de sécurité afin qu’elles soient mieux adaptées aux nouveaux enjeux mondiaux et aux réalités complexes auxquelles les pays africains font face. C’est dans cet esprit que l’on parviendra à faire des outils africains de défense, des instruments au service du développement et de la cohésion sociale.
L’histoire des institutions de défense en Afrique est intimement liée aux modes d’accessions aux indépendances des pays africains et surtout aux systèmes politiques qui ont été, par la suite, mis en place dans les jeunes Etats postcoloniaux. Une approche socio-historique de ces institutions permet de distinguer deux types d’armées au moment des indépendances. D’une part, « les armées classiques, issues d’une transition pacifique entre le pouvoir colonial et les nouveaux gouvernements africains et d’autre part, les armées populaires [6], nées de mouvements de libération nationale ou de guerres d’indépendance […] » [7]. Pendant plusieurs décennies, ces deux types d’organisations militaires ont servi de cadre de référence dans la description que l’on pouvait faire des outils de défense des pays africains. Toutefois, malgré cette distinction formelle, l’on peut trouver un dénominateur commun aux armées africaines, celui d’avoir été et dans une moindre mesure, de l’être toujours dans certains pays, des instruments au service du pouvoir en place. En effet, au lieu de se consacrer, de façon exclusive, aux missions qui leur sont dévolues, à savoir la défense du territoire national, des intérêts vitaux et stratégiques du pays, et surtout, de servir de garant de la souveraineté étatique, la quasi-totalité des armées africaines ont investi le champ politique en grippant parfois les processus démocratiques enclenchés dans certains pays. Selon Dominique Bangoura, ces armées « exercent des fonctions qui les éloignent de leur raison d’être. Elles sont rapidement orientées par les nouveaux chefs d’Etats vers une fonction politique, contrairement au principe de neutralité. La plupart des Présidents, qu’ils soient civils ou militaires, les utilisent pour leur accession et leur maintien au pouvoir » [8]. Ce détournement de la mission des armées africaines au profit des pouvoirs, a fait des outils africains de défense, une source d’insécurité et de violence politique. Cette posture des armées africaines a largement contribué à la fragilisation de certains Etats sur le continent. Une situation qui fait de l’Afrique, le continent où le nombre de coup d’Etat est le plus élevé au monde. En 2012, les putschs au Mali et en Guinée Bissau et le coup d’Etat en République centrafricaine en 2013, ont traduit clairement que l’angoisse de voir le pouvoir revenir à nouveau au bout des fusils dans plusieurs pays africains ne relève pas de la paranoïa. La Communauté internationale et toutes les organisations régionales africaines condamnent, de façon unanime, ces pratiques anti-démocratiques. Au-delà de ces condamnations, il est plus qu’urgent de penser autrement la relation entre les Etats africains et leurs armées. Mieux, celles-ci devraient constituer des outils au service du renforcement de la Démocratie.
Les réformes du secteur de la sécurité (RSS) menées un peu partout en Afrique devraient permettre de donner une nouvelle impulsion dans les missions confiées aux armées africaines en matière de défense et de sécurité. En effet, du fait des besoins sécuritaires spécifiques de chaque pays, les différentes réformes opérées dans le secteur de la sécurité en Afrique se déroulent en fonction des réalités complexes qui tiennent compte des dynamiques historiques, politiques, sociales et culturelles qui ont contribué à forger le secteur de la sécurité dans ces différents contextes nationaux [9]. Au regard de ces différents contextes, nous pouvons dire que les processus de RSS sur le continent africain sont, avant tout, des réformes politiques qui contribuent au développement socioéconomique des pays concernés et à l’émergence de structures politiques stables. « Ils permettent entre autres de re-légitimer l’État, de renforcer sa fonction régulatrice et de responsabiliser les différents acteurs du secteur de la sécurité en les sortant du champ politique pour les remettre à leurs places » [10].
Ces réformes devraient permettre aux armées africaines de consolider davantage leur fonction d’intégration sociale. Cela se traduit par le recrutement, dans un même creuset, des fils et filles provenant de toutes les régions et de toutes les ethnies de chaque pays africain. Si pour des considérations politiques ou tribales les dirigeants africains préfèrent sélectionner des troupes politiquement fiables, qu’ils peuvent manipuler et contrôler, l’urgence de faire des armées africaines, le ciment de la cohésion sociale s’impose. Cela est incontournable dans le processus devant mener au renforcement des capacités des Etats en Afrique. C’est aussi un premier pas dans la professionnalisation des armées car la question des ressources humaines constitue un pilier important à prendre en compte dans toute réforme des systèmes de défense. La composition des armées africaines doit, donc, être à l’image de la diversité ethnique de chaque pays et, surtout, symboliser l’unité nationale. Cela doit passer par la mise en place d’un système de sélection, de recrutement qui ne discrimine aucun citoyen des pays en question. Car, la défense d’un pays repose avant tout sur la volonté déterminée de ses citoyens de se battre, s’il le faut, pour sauvegarder un « bien commun », ensemble d’acquis et d’aspirations spirituels et matériels [11]. En tant que garantes de l’unité, les armées africaines doivent, donc, être le miroir de la société plurielle dans laquelle tous les citoyens pourront se reconnaître. Elles doivent, de ce fait, jouer un rôle de premier plan dans la stabilisation et la démocratisation des pays africains. Cette mission devrait nécessairement passer par une nouvelle relation que l’institution de défense devra tisser avec l’Etat.
Pour qu’elles soient des instruments au service du développement, les armées africaines devraient s’impliquer davantage dans des tâches extramilitaires comme la construction de routes et de ponts...
Les missions confiées aux armées africaines doivent évoluer et s’adapter aux contextes géopolitiques actuels. Elles doivent contribuer à la stabilité politique et au développement national. Cela passe par une redéfinition stratégique du rôle que l’armée est appelée à jouer dans la construction de la nation. Il faut dire que, pendant longtemps, « la figure du soldat africain a été dominée par celle du « sobel », barbarisme désignant le militaire africain comme étant à la fois un soldat et un rebelle, ennemi de la paix » [12]. Du coup, la plupart des Etats africains, à travers leurs outils de défense, ont été générateurs d’insécurité et de violence politique. Cette dernière s’est souvent manifestée sous la forme de coups d’Etat, de crimes et massacres, de répressions, de rébellions armées, de guerres civiles et d’émeutes [13]. Cependant, depuis quelques années, on assiste à une mutation profonde dans la mission qui est assignée aux armées africaines. Non seulement, les militaires africains deviennent des faiseurs de paix à travers les opérations de maintien de la paix auxquelles ils prennent part, mais ils s’érigent aussi en constructeur des territoires où ils sont déployés et s’impliquent davantage dans les missions de sécurité, de soutien humanitaire des populations et de développement [14]. Ce sont de telles missions qu’il faut confier davantage aux armées africaines dans le cadre du renforcement des capacités des Etats en Afrique. C’est à travers ces missions de développement que l’armée se rapproche davantage de la population. Par exemple, la mise en place de programmes de service civique d’aide au développement (SCAD) dans certains pays africains, par le Général de corps d’armée Bruno Clément-Bollée, a permis aux armées des pays concernés, de contribuer à la formation professionnelle de jeunes civils. Ce qu’on peut constater, c’est qu’il faut une volonté politique forte pour que ce genre de programme produise les effets escomptés.
Pour qu’elles soient des instruments au service du développement, les armées africaines devraient s’impliquer davantage dans des tâches extramilitaires comme la construction de routes et de ponts, l’agriculture, l’élevage, la formation et l’éducation. Mieux, elles doivent contribuer à la sécurisation du développement. « Il s’agit d’assurer la protection des ressources nationales très convoitées (diamant, or, pétrole, caoutchouc, bois, etc.) de veiller sur le patrimoine économique, les lieux et industries de production, afin d’éviter leur pillage ou leur sabotage » [15]. On comprend, donc, que confier des tâches civiles à l’armée est une nécessité pouvant contribuer au développement des pays africains, ainsi qu’au renforcement leurs capacités. Pour des organisations internationales comme la Banque mondiale et l’Organisation des nations unies (ONU), la sécurité et la défense constituent des piliers de la stabilité, essentielles au développement et à la croissance économique. C’est pourquoi au-delà de la défense, il est plus qu’urgent pour les Etat africains de redéfinir la conception qu’ils ont pour leurs outils de sécurité.
L’Afrique souffre d’un véritable déficit sécuritaire. Cela se traduit, entre autres, par des violations massives des droits humains les plus élémentaires, observés un peu partout dans les pays qui composent le continent et surtout le manque de vision stratégique des différents Etats et gouvernements sur les questions de sécurité. Pourtant, aussi paradoxal que cela puisse paraître, des chefs d’Etats africains, préoccupés le plus souvent à trouver des voies et moyens à se maintenir au pouvoir, n’hésitent pas à investir des moyens colossaux dans des systèmes de sécurité propres à eux et qui peuvent contribuer à la sauvegarde de leurs régimes. Et ce, au mépris total de la sécurité de leurs peuples. « Les actions aussi diverses que la protection du gouvernement en place plutôt que des citoyens abandonnés à une insécurité chronique, la criminalisation de l’opposition politique, le recours à des unités spéciales et privées de sécurité (plutôt que la sécurité publique), le détournement des missions des forces de sécurité à des tâches de maintien de l’ordre politique, l’implication massive des militaires dans les actions de sécurité interne et le monopole du contrôle de sécurité par l’exécutif ont été observés (…) » [16] un peu partout en Afrique. A travers l’analyse de ces exemples qui sont tout de même légion sur le continent, nous constatons qu’il existe un décalage criard entre le concept de sécurité, pensé et développé par les pays africains et les situations d’insécurité auxquelles les peuples sont confrontés. En effet, les différentes politiques de sécurité mises en place dans les pays africains sont essentiellement portées sur la sécurité d’Etat. Celle-ci peut se définir comme étant une forme de politique sécuritaire axée sur la défense des institutions de l’Etat (y compris le régime en place). Malgré l’accent mis par les Etats africains sur ce type de sécurité, le nombre de rébellions et de coups d’Etat observés sur le continent, constitue un véritable baromètre des carences, voire de l’inefficacité de ces politiques sécuritaires. C’est à la lumière de ces échecs constatés et au regard de leurs conséquences drastiques et dramatiques sur la vie des populations africaines que nous estimons qu’il est temps de penser autrement les politiques de sécurité dans les différents pays africains. Pour cela, les dispositifs sécuritaires des pays africains devraient être envisagés dans une perspective globale. Cela suppose d’aller au-delà de la sécurité d’Etat et de tenir compte des nouvelles menaces qui guettent bon nombre de pays africains. Selon Jean-François Daguzan, la sécurité globale « doit répondre prioritairement à une nouvelle philosophie des besoins. La notion de sécurité globale répond à un besoin de sécurité « individuelle » du citoyen alors que la défense répond à une vision plus « collective ». Le droit à « la sécurité humaine » s’impose de plus en plus. Il ne s’agit pas d’une sécurité exclusivement « sécuritaire » (la protection contre les malveillances) mais d’une notion globalisante, telle que définie par l’Unesco, impliquant l’accès à un environnement sécurisé (sur le plan écologique), à l’accès aux besoins primaires comme l’eau ou l’énergie et aux services de base : poste, banque, télécoms, grandes infrastructures de transports, de santé, d’information, etc. » [17]. Il faut reconnaître que la mise en œuvre d’une politique de sécurité globale dans les pays africains est un véritable parcours du combattant. Son évolution résulte de changements d’équilibres dans plusieurs sphères fondamentales qu’il s’agit de rapprocher et d’articuler plus complètement : échelon national et échelon africain, responsabilités publiques et privées, partage entre le collectif et le citoyen, aspects militaires et civils, finalités spécifiques et finalités multiples, actions locales et globales, dialectique entre sécurité et liberté, relation avec la technologie [18]. En se référant à la définition que nous avons mentionnée plus haut, la sécurité globale peut être perçue comme un système fondée sur la sécurité humaine. Celle-ci recouvre la sécurité économique, alimentaire, environnementale, personnelle, communautaire et politique. Selon l’approche du programme des Nations unies pour le développement (PNUD), la sécurité humaine est caractérisée par le fait d’être « à l’abri des menaces chroniques que constituent la faim, la maladie et la répression ainsi que par la protection contre les événements soudains et dangereux dans le cours de sa vie quotidienne, que ce soit dans le foyer, au travail ou au sein des communautés ». La sécurité humaine permet, donc, à tout citoyen de « vivre à l’abri de la peur et du besoin » et contribue au développement humain. Elle se caractérise par son universalité, l’interdépendance entre les différents éléments qui la composent. Elle se focalise sur l’individu et contribue à la prévention des conflits. En un mot, c’est un véritable outil de lutte contre la misère sous toutes ses formes. Elle permet également de lutter contre les inégalités sociales de plus en plus fortes dans les pays africains.
Envisager la sécurité dans une perspective globale, c’est tenir compte du contexte géopolitique régional, voire mondial, dans l’élaboration des politiques nationales de sécurité sur le continent. Dans un monde de plus en plus considéré comme un village planétaire, on assiste à une sorte de mondialisation des menaces. Ainsi, la sécurité intérieure peut se trouver entravée par des facteurs souvent exogènes même au continent africain. Selon Joseph Vitalis, Cette sécurité est menacée par des identités, des pouvoirs, des violences et des trafics transnationaux dont le catalyseur se trouve souvent dans ces pays occidentaux : débouchés des filières du diamant, du coltan, des ventes d’armes, de la drogue, etc. [19]. Cet enchevêtrement des questions de sécurité intérieure et extérieure n’exclut pas l’existence de problèmes de sécurité externe des pays africains qui, à notre avis, sont à régler par coopération entre les forces publiques régionales plutôt que par une intervention des unes sur le territoire des autres [20]. D’ailleurs, les différentes communautés économiques régionales (CER) africaines devraient penser à mettre sur pied des systèmes d’alertes précoces (SAP) dans leurs différentes zones géographiques, afin de mieux prévenir les crises. Le moment est aussi venu pour ces organisations régionales de mettre en place des brigades d’intervention rapide (BIR) qui seraient opérationnelles et prêtes à être déployées, dans les meilleurs délais, lorsque les systèmes d’alertes précoces n’ont pas permis d’éviter l’éclatement d’éventuelles crises. Car, en période de conflit, le temps constitue une donnée à prendre en compte dans la nature et l’efficacité d’une éventuelle intervention.
Le développement de la sécurité globale en Afrique représente la meilleure façon de prévenir les conflits sur le continent en ce sens qu’elle se fonde sur une démarche capacitaire d’anticipation, de gestion de crise et de résilience. Cette démarche s’articule autour de deux axes : un axe portant sur le traitement amont de la sécurité et un second qui répond à l’aval lorsque les effets redoutés sont produits [21]. « Les capacités amont sont particulièrement importantes parce que ce sont elles qui brident les malveillances ou fournissent les alertes, et constituent ainsi la source majeure de sécurité. Leur impact est largement visible, elles touchent l’ensemble de la société dans son fonctionnement normal et quotidien. (…) Les capacités aval sont là pour remédier à ce que l’amont n’a su déjouer. Dans le domaine du terrorisme, il faut répondre à la technicité et l’inventivité des agresseurs face à des sociétés technologiques plus vulnérables par le renforcement d’un certain nombre de capacités » [22].
Même si l’Afrique est souvent définie en marge de la mondialisation par les afro-pessimistes, force est de constater que le continent subit, de plein fouet, les effets pervers de la globalisation. L’évolution du contexte géopolitique mondial et africain suppose une redéfinition des concepts de sécurité et de défense afin qu’ils soient davantage adaptés aux réalités des pays africains. La paix tout comme la sécurité ne peut émerger que dans des contextes favorables aux respects des droits humains. Les Etats africains devraient garantir la protection de leurs citoyens et tout mettre en œuvre pour assurer leur développement humain. Pour y parvenir, il est urgent de prendre en compte les questions de défense et de sécurité dans le développement du continent africain. Mieux, elles doivent faire l’objet d’adaptations au contexte géopolitique actuel, eu égard aux nouveaux enjeux mondiaux. L’Afrique doit, donc, s’outiller davantage afin de mieux faire face aux enjeux sécuritaires de la mondialisation. Si, pendant longtemps, les chefs d’Etats africains ont opté pour des politiques de défense et de sécurité leur permettant d’assurer la longévité de leurs régimes, le moment est venu de tourner la page à ces mécanismes qui exposent les populations africaines à l’insécurité chronique. Il est temps que l’ensemble des pays africains mènent, de façon collective ou individuelle, une réflexion à la fois profonde et scientifique sur les questions de défense et de sécurité. Cela doit absolument passer par l’émergence d’une pensée stratégique africaine à laquelle il faudra associer la nouvelle génération d’intellectuels africains.
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[1] Jean Dufourcq, « De la guerre à la paix au XXIe siècle », in ecoledelapaix.org/forum/ ?page_id=580 (site internet consulté le 30 décembre 2012).
[2] - Ibid.
[3] François-Bernard Huyghe, « Guerre économique, une tentative de définition », huyghe.fr/actu_694.htm (site internet consulté le 30 décembre 2012).
[4] Voir huyghe.fr/livre_43.htm (site internet consulté le 30 décembre 2012).
[5] Daniel Ventre, Cyberguerre et guerre de l’information : stratégies, règles, enjeux, Paris, Ed. Lavoisier, 2010, 319 p.
[6] -Notons que deux catégories d’armées populaires sont à distinguer. La première concerne les armées nationales populaires qui ont émergé à la suite d’une lutte politique, militaire voire d’une guerre d’indépendance. La seconde regroupe les armées populaires d’Etat d’Afrique noire francophone qui ont vu le jour à la suite d’un brusque changement de régime politique.
[7] Dominique Bangoura, « les armées africaines face au défi démocratique », afrology.com/soc/armees_afrique.html (site internet consulté le 29 décembre 2012).
[8] - Ibid.
[9] Jean-Jacques Konadje, « les réformes du secteur de la sécurité vues d’Afrique » in Revue défense nationale, Mai 20012, pp. 47-53.
[10] Ibid.
[11] Jean-Luc Mathieu, La défense nationale, Paris, Ed. PUF, 2003, p. 3.
[12] Axel Augé, « Les armées africaines et le développement : une nécessaire transformation » in bulletin du maintien de la paix, operationspaix.net/data/bulletinpaix/3.pdf , P. 1.
[13] Comme le disait Houphouët-Boigny, la plupart des armées africaines « ne tiennent leur existence que de satisfaire un « faux prestige » car elles seront toujours fortes pour réprimer la population mais jamais assez pour exécuter leurs tâches républicaines ».
[14] Axel Augé, Op.cit, p. 1.
[15] Dominique Bangoura, « les armées africaines face au défi démocratique », afrology.com/soc/armees_afrique.html (site internet consulté le 6 novembre 2012).
[16] Axel Augé, « les réformes du secteur de la sécurité et de la défense en Afrique sub-saharienne : Vers une institutionnalisation de la gouvernance du secteur sécuritaire », Afrique contemporaine, 2006/2 N° 218, P. 49-67.
[17] - Jean-François Daguzan, « Une stratégie pour piloter la sécurité globale », Note de la Fondation pour la recherche stratégique, 5 avril 2007, P. 2.
[18] - Ibid. P. 1.
[19] - Joseph Vitalis, La réforme du secteur de sécurité en Afrique : Contrôle démocratique de la force publique et adaptation aux réalités du continent, Afrique contemporaine, n°209, 2004, PP. 65-79.
[20] - Ibid.
[21] -Jean-François Daguzan, Op.cit, P. 2.
[22] - Ibid. p. 3.
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