De la Bulgarie et de quelques grandes questions européennes
Entretien avec M. Etienne de Poncins, Ambassadeur de France en Bulgarie

Par Etienne de PONCINS , le 3 octobre 2010  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Avant d’être nommé Ambassadeur de France en Bulgarie, Etienne de Poncins assurait la direction du Cabinet des Ministres déléguées aux Affaires européennes, Claudie Haigneré puis Catherine Colonna, de mars 2005 à mai 2007. En 2008, il publie aux éditions Lignes de repères « Le Traité de Lisbonne en 27 clés », ouvrage réédité en octobre 2010 dans sa version mise à jour.

En partenariat avec Pierre Verluise, Toute l’Europe a interviewé Etienne de Poncins, Ambassadeur de France en Bulgarie et grand spécialiste des questions institutionnelles européennes. L’occasion de revenir sur la situation économique de la Bulgarie, des grands sujets d’actualité qui la concerne comme les Roms et l’énergie, mais aussi sur la mise en oeuvre du traité de Lisbonne, près d’un an après son entrée en vigueur.

Vous êtes Ambassadeur de France en Bulgarie depuis juin 2007. Quels changements avez-vous notés depuis l’entrée de la Bulgarie dans l’Union européenne en termes d’intégration ?

Etienne de Poncins : Les Bulgares font des efforts importants pour se mettre au niveau européen. Il y a deux domaines qui sont prioritaires pour la Bulgarie : tout d’abord le développement économique, puisque c’est un pays très pauvre. Le différentiel de richesse entre la Bulgarie et le reste de l’Union européenne est considérable puisqu’aujourd’hui le PIB par habitant est égal à 30 % de la moyenne européenne, ce qui est tout de même très bas. Dans ce domaine la Bulgarie compte sur les fonds européens. Elle doit bénéficier dans les années en cours (période 2007-2013) de près de 12 milliards d’euros de fonds européens de diverse nature. L’un des enjeux principaux est bien sûr que ces fonds arrivent à destination et transforment le pays comme cela doit être le cas.

Le deuxième grand défi, qui d’ailleurs est lié au premier, est la lutte contre la corruption et le crime organisé. Avec l’entrée dans l’Union européenne les Bulgares ont été obligés de progresser sur le chemin d’une justice qui fonctionne et d’une lutte efficace contre la corruption et le crime organisé. La situation en la matière est médiocre, avec certains « oligarques » ou « businessmen » extrêmement puissants, voire intouchables. Ils tiennent certains secteurs de l’économie, l’énergie notamment, ou certaines zones ou villes géographiques (Varna, Plovdiv etc.). Ces phénomènes sont profondément enracinés. Ils datent d’une vingtaine d’années. Lors du retour à la démocratie certains réseaux, notamment issus des anciens services secrets communistes, se sont mis en place. Ils réunissent hommes d’affaires, hommes politiques et magistrats. Ils sont toujours influents aujourd’hui et enserrent le pays comme dans un maillage.

C’est pourquoi un mécanisme de suivi, dit de « coopération et vérification », a été mis en place lors de l’adhésion en 2007 par l’Union européenne (il concerne également la Roumanie). Y remédier, ou du moins progresser dans ce domaine est long et douloureux. Si une partie du chemin a été faite, il reste encore beaucoup à faire.

Il y a évidemment un lien entre cette lutte contre la corruption et l’Union européenne : lorsqu’un pays est en dehors de l’Union européenne, il est certes regrettable qu’il soit corrompu mais cela n’affecte pas directement l’Union européenne. Mais à partir du moment où un Etat membre de l’Union doit recevoir des milliards d’euros de fonds européens (dont 16% proviennent directement du contribuable français) c’est l’intérêt collectif de tous les Etats membres de vérifier que cet argent va dans les bonnes poches et ne finance pas des activités illicites. Pour résumer, les routes et non les luxueux 4x4 que l’on voit dans les rues de Sofia et d’ailleurs. C’est donc un enjeu européen majeur et non plus seulement bulgare. Les Bulgares l’ont très bien compris.

Dans ce contexte, la clé de voûte est la justice. Si la justice est corrompue ou ne fonctionne pas bien c’est tout l’édifice démocratique qui est menacé.

Comment l’Union européenne soutient-elle la Bulgarie dans sa lutte contre la corruption ?

EdP : Un suivi (« monitoring ») a été mis en place pour la première fois. Ce mécanisme conduit à la publication de rapports réguliers faisant le point sur le progrès et les lacunes encore constatées. Après trois ans on constate que ce dispositif a été l’aiguillon qui a obligé la société bulgare et le gouvernement bulgare à prendre des mesures, à évoluer. Le gouvernement dirigé par Boïko Borissov (parti GERB, droite membre du PPE), qui est en place depuis un peu plus d’un an, a fait de ce thème son argument de campagne et son principal objectif politique. Et cela parce que l’Union européenne l’a exigé.

Depuis, les premiers résultats sont là. C’est très satisfaisant. Courageusement, le ministre de l’intérieur, M. Tsvétanov, bras droit du Premier ministre Borissov, a démantelé plusieurs groupes criminels importants (enlèvement, escroquerie etc.). Les « crimes de rue » (personnes assassinées en pleine ville) sont nettement moins nombreux et, surtout, commencent à être élucidés. Enfin les failles les plus béantes du code de procédure pénale et du code pénal ont été comblées. Ces failles, introduites à dessein, permettaient à ceux qui avaient de bons avocats et de l’argent d’échapper à toute condamnation. Le balancier avait été repoussé tellement loin dans la protection des droits de la défense que, dans la pratique, il était devenu quasiment impossible de condamner quelqu’un, pour peu qu’il soit bien défendu.

Les Bulgares se sentent-ils européens ?

EdP : Oui, très fortement. Il y a ici un sentiment d’appartenance fort à l’Union européenne. En Bulgarie, les taux de soutien à la Commission européenne, à l’Union européenne, sont particulièrement élevés. La population bulgare a peu confiance en elle et, encore moins, dans ses élites dirigeantes. Le passage par l’Union européenne est perçu comme le seul moyen de faire bouger les choses, et d’obtenir par des pressions extérieures une amélioration en interne, notamment sur les thèmes majeurs de la corruption et du crime organisé.

L’Union européenne est donc très attendue. Les Bulgares trouvent même parfois qu’elle n’est pas assez sévère. Quand elle intervient, voire éventuellement qu’elle tance le gouvernement ou pointe des dysfonctionnements, c’est apprécié par la population et c’est même souhaité.

De la Bulgarie et de quelques grandes questions européennes

Etienne de Poncins. Crédit : Ministère des Affaires étrangères

Quelle est la situation économique de la Bulgarie ? Sa non-appartenance à la zone euro a-t-elle été un avantage ou un désavantage face à la crise économique ?

EdP : La situation économique est très difficile, puisque l’on est passé de plus 6 % de croissance à moins 6 % en un an. La Bulgarie travaille beaucoup en sous-traitance avec les grandes économies de l’Ouest, en particulier l’Allemagne. Elle a donc subi de plein fouet le ralentissement. L’économie devrait commencer à remonter d’ici la fin de l’année [2010], mais le choc a été brutal.

En ce qui concerne sa non-appartenance à la zone euro, le cas bulgare est particulier puisque la monnaie bulgare est liée à l’euro, avec un taux de change fixe, et cela a plutôt aidé la Bulgarie. Intégrer la zone euro fait partie des objectifs de la Bulgarie, qui s’en est un peu éloignée dernièrement puisque la dégradation des comptes publics a suivi la crise économique donc les critères d’adhésion à l’euro ne sont donc plus tout à fait remplis. Cela reste un objectif politique majeur. Ayant une monnaie liée à l’euro les Bulgares souhaiteraient bénéficier pleinement de l’appartenance à la zone euro.

L’intégration européenne peut finalement être comparée à la fable des « Trois petits cochons » : lorsque l’on est en dehors de l’Union, on habite la maison de paille, l’Union représente la maison de bois, et la zone euro, la maison de pierre. Les pays logeant dans la maison de paille, veulent intégrer celle en bois (l’UE), et ceux, comme la Bulgarie, déjà dans celle en bois, rêvent de celle en pierre (la zone euro), la protection ultime. Cette aspiration est d’autant plus forte que souffle aujourd’hui la tempête économique et financière.

Comment sont perçus les Roms en Bulgarie ?

EdP : Dans les Balkans les communautés se côtoient plus qu’elles ne se mélangent. C’est assez frappant lorsque l’on est en Bulgarie : on passe d’un village habité par des Roms à un village slave orthodoxe puis à un village où l’on retrouve une population musulmane d’origine turque etc. Il y a donc plus coexistence que mélange. Cette coexistence se déroule dans une certaine indifférence mais sans heurts véritables non plus.

En Bulgarie, la communauté rom est très importante, plus de 700 000 personnes, même si les chiffres sont contestés, soit 10 % de la population. Il s’agit d’une population sédentaire, nullement des « gens du voyage ». Cette communauté a de plus un comportement démographique différent de celui des autres communautés puisque la population slave fait globalement peu d’enfants. Il y a un vrai problème démographique, avec un taux de natalité très bas dans ce pays. On voit peu d’enfants dans les rues à Sofia ou d’ailleurs. A l’inverse la communauté rom a beaucoup d’enfants. Les filles, parfois des fillettes (13-15 ans), se mariant ou étant mariées très jeunes. C’est le fléau des mariages précoces.

L’autre caractéristique de cette communauté rom, à l’inverse de la communauté d’origine turque, est d’avoir peu d’élites et donc très peu représentée dans la vie publique. C’est un vrai problème. Les Bulgares d’origine turque ont des députés, des journaux, un parti politique, des élites, des élus au Parlement européen. Il y a donc des interlocuteurs et ils pèsent sur la vie politique du pays. Rien de tels pour les Roms. Aucun député au Parlement, aucun maire de grande ville (même les maires adjoints en charge des quartiers roms ne le sont pas). Seuls existent quelques rares médecins ou juristes qui ont un parcours méritoire et malheureusement exceptionnel. Les Bulgares d’origine rom ne votent d’ailleurs souvent pas pour des Roms mais pour d’autres partis, souvent, on peut le regretter, en vendant leur voix. Etrangement, le parti de l’ancien Roi Siméon (et de Mme Kouneva alors commissaire européenne) qui est avant tout le parti de l’intelligentsia et de l’élite bulgare a ainsi réuni lors des élections européennes de 2009 près de 2 900 voix sur 3 000 dans un bureau de vote rom d’une ville de l’Ouest du pays (Kjustendil). Difficile de croire que les Roms de cette ville vouent une telle admiration à l’action européenne de l’ancien monarque (alors que nationalement son parti a atteint 4% des voix à peine) ! La communauté rom est vraiment en marge. Elle vit dans des quartiers particuliers, que l’on peut parfois qualifier de ghettos, et dans lesquels les conditions d’hygiène, de service public, sont souvent inexistantes (pas d’eau, pas d’électricité, routes non asphaltées, animaux vivant au milieu des habitants etc.). Il s’agit de Fakulteta à Sofia, Stolipinovo à Plovdiv, Nadejda à Sliven etc.

Je m’y suis rendu (cf. site de l’ambassade de France en Bulgarie et blog « vues de Sofia »). Ce sont des situations qu’on imagine dans certains pays du tiers monde mais là nous sommes au cœur de l’Union européenne. Les conditions de vie y sont extrêmement difficiles. Subsistent également de fortes discriminations vis-à-vis des Roms de la part du reste de la population. Il existe aussi des discriminations entre roms eux-mêmes, ceux-ci étant répartis en différents clans ou castes (les « nus », les « musiciens » etc.). Un enjeu principal est également l’éducation de cette population. Les efforts accomplis par les autorités sont méritoires. J’ai rencontré les équipes pédagogiques et visité plusieurs écoles qui accueillent une population rom. Malheureusement de nombreux parents retirent leurs enfants de l’école (notamment les fillettes à partir de 10-11 ans par crainte des enlèvements, suivis de mariages forcés). L’enjeu de l’éducation est crucial car c’est à l’école que ces enfants apprennent le Bulgare (la plupart ne le parlent pas chez eux). Pour qu’ils aient par la suite des chances de s’intégrer, il faut donc d’abord qu’ils aillent à l’école.

Comment sont perçus les retours de Roms bulgares vivant en France ? Les gouvernements français et bulgares coordonnent-ils leurs actions ?

EdP : Le gouvernement bulgare fait preuve de compréhension vis-à-vis de la politique française de retours volontaires de ressortissants bulgares dans leur pays (quelques centaines par an pour non-respect des conditions d’établissement en France). Il y a donc des échanges entre les deux pays mais pas de coopération en tant que telle. Le gouvernement bulgare n’a pas eu la même attitude politique que le gouvernement roumain. Il comprend la distinction entre le droit de circulation qui est bien sûr fondamental dans l’UE et celui d’établissement, d’installation qui, lui, est soumis à des conditions. Le premier ministre Borissov a d’ailleurs publiquement indiqué qu’il soutenait la politique française.

La politique conduite par la France, comme par d’autres pays en Europe, est menée depuis plusieurs années et n’a pas récemment évolué. Les chiffres sont de plusieurs centaines de retours par an mais cela reste assez modeste par rapport à la population que j’évoquais de 700 000 Roms en Bulgarie. Et cette politique n’a pas conduit à des protestations ou des réactions particulières de la part des autorités bulgares.

Comment la Bulgarie intervient-elle en faveur de sa communauté Rom ? Mène-t-elle des actions particulières ?

EdP : Le sujet était en fait assez peu évoqué par la presse et les médias. C’est pour cela d’ailleurs que j’ai conduit au printemps [2010] des actions de sensibilisation sur la réalité des conditions de vie des Roms. On peut malheureusement vivre en Bulgarie presque sans rencontrer de Roms, puisqu’il n’y a pas cette élite que j’évoquais précédemment et qu’ils vivent dans des quartiers séparés. Si vous n’y allez pas, vous ne les rencontrez pas. Et c’est un peu un non-sujet pour le reste de la population alors que cette population existe, vit dans des conditions parfois déplorables et, en plus, a tendance à s’éloigner des autres communautés parce que la connaissance de la langue bulgare s’y perd du fait d’une mauvaise scolarisation ou d’une absence de scolarisation des enfants. Ceci dit, un des avantages de l’attention actuelle est d’avoir suscité une sensibilisation nouvelle. Une prise de conscience est en cours. Cette catégorie de la population connaissant des difficultés particulières, il serait légitime qu’elle bénéficie d’une attention particulière, par exemple par le biais de l’instauration d’un secrétariat d’Etat en charge de ces questions. Une partie des fonds européens devrait également être spécifiquement réservée à l’amélioration des conditions de vie, d’intégration et de scolarisation de cette population. Ces idées commencent à cheminer mais jusqu’à présent elles étaient écartées. Le gouvernement envisage par exemple de créer une structure de coordination pour conduire une politique active d’intégration. Si ces populations ne sont pas intégrées chez elle, elles migreront. C’est donc un enjeu européen.

Quelle est la position de la Bulgarie par rapport à la politique de l’énergie de l’Union, notamment au regard des projets Nabucco et South Stream ?

EdP : La Bulgarie espère être à l’arrivée des deux principaux « tuyaux » du gaz d’Asie centrale, Nabucco passant par la Turquie et South Stream traversant la mer Noire La Bulgarie fait donc partie des deux projets. Géographiquement elle devrait bénéficier au moins de l’un ou de l’autre, voire des deux. South Stream a l’avantage d’être conduit par les Russes et d’avoir du gaz puisque la source d’approvisionnement est connue. Nabucco a pour lui d’avoir le soutien de l’Union européenne, de ne pas nécessiter un financement excessif, en revanche l’approvisionnement n’est pas garanti. Mais du côté des Bulgares la position est de dire que quelque soit le projet qui l’emporte, la Bulgarie en bénéficiera. Donc c’est une bonne chose.

La Bulgarie est très dépendante sur le plan énergétique de la Russie, d’où viennent 92 % du pétrole, 100 % du gaz, le combustible nucléaire également puisque les centrales sont de conception russe. Il y a des liens historiques solides entre les Bulgares et les Russes (la guerre russo-turque de 1878 est à l’origine de l’indépendance retrouvée du pays), ce qui rend cette dépendance plus acceptable. Le gouvernement bulgare cherche mollement à s’en extraire, à diversifier ses sources ou du moins à créer des interconnexions qui en cas de coupure du gaz russe permettrait de faire venir du gaz de Grèce ou d’ailleurs. Il y a donc une volonté d’atténuer cette interdépendance mais c’est une volonté qui s’exprime faiblement.

Quelle est la position bulgare par rapport à l’élargissement à des pays voisins, et en particulier en ce qui concerne la Turquie ?

EdP : C’est intéressant parce la Bulgarie est voisine de la Turquie. Les Bulgares ont subi pendant cinq cents ans le "joug ottoman" comme on dit ici, c’est-à-dire l’occupation turque. La Bulgarie actuelle était alors connue comme la « Turquie d’Europe ». Donc ils connaissent bien la Turquie. Vu de Bulgarie, la Turquie est d’ailleurs une puissance qui monte. Sa force démographique (il y a 2 fois plus d’habitants à Istanbul que dans toute la Bulgarie), économique et politique impressionne. Et qui dit montée en puissance, dit nécessairement une certaine crainte pour les voisins. On parle de « néo-ottomanisme » pour qualifier le retour en cours de la Turquie dans son espace politique d’avant la fin du XIXème siècle, en priorité les Balkans.

Quelle est la position des Bulgares quant à son éventuelle adhésion ? Il faut distinguer la population et le gouvernement. Pour être clair, la population bulgare y est assez largement hostile. Il est assez intéressant de noter que, jusqu’à présent, les pays qui venaient d’entrer dans l’Union européenne étaient toujours favorables à l’entrée de leurs voisins immédiats. Ils comptent ainsi effacer une frontière extérieure de l’UE. On pense ainsi notamment à la Pologne avec l’Ukraine. Ce n’est pas le cas en l’espèce : les Bulgares ne sont globalement pas très enthousiastes vis-à-vis de la candidature turque. Ils préfèrent conserver à la frontière bulgaro-turque son caractère de frontière extérieure de l’UE plutôt que de l’effacer et de faire entrer le géant turc.

Le gouvernement, quant à lui, se garde d’adopter une position très tranchée pour ne pas froisser un voisin politique et économique puissant. Pour se défausser, il fait valoir que « de toutes façons la décision se prendra en dehors de nous ». Mais sur le fond, le Premier ministre Borissov est très proche de la position franco-allemande privilégiant un partenariat privilégié au lieu d’une adhésion pleine et entière. Il a récemment manifesté avec éclat une certaine irritation contre le « néo-ottomanisme » que j’évoquais plus tôt : il a brutalement quitté un diner de gala offert par la Turquie à New York où les dirigeants des Balkans se pressaient respectueusement autour du Président turc.

Près d’un an après l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, quel bilan tirez-vous de sa mise en œuvre ?

EdP : Le traité de Lisbonne a apporté un certain nombre de réponses institutionnelles qui étaient attendues depuis très longtemps. Par exemple, mettre un terme à la présidence tournante qui était devenue un non-sens à 27. Il a également eu l’avantage de mettre fin à la querelle institutionnelle qui a monopolisé les élites européennes pendant une quinzaine voire une vingtaine d’années. C’est un pas positif dans la bonne direction, mais cela reste un pas limité. Ce traité n’a pas résolu tous les enjeux institutionnels liés au bon fonctionnement d’une Union politique de 27 Etats membres, de 500 millions d’habitants, première puissance économique de la planète.

En ce qui concerne le bilan lui-même ; il est sûrement encore un peu trop tôt pour le dresser. Ce qu’on peut dire, c’est que le traité de Lisbonne n’a pas révolutionné la gouvernance européenne. Il l’a améliorée.

Peut-on considérer comme on l’attendait que le Président permanent est le ‘visage’ de l’Union européenne ? Peut-on imaginer qu’un jour les Etats s’effacent au profit de l’Union notamment sur la scène internationale ?

EdP : Aujourd’hui il est clair que les dirigeants européens, dans leur choix de nomination, ont volontairement opté pour une personnalité plutôt effacée, un facilitateur plutôt qu’une personnalité forte qui serait une sorte de George Washington européen. C’est le choix fait l’année dernière. Mais maintenant le plus important est que l’institution existe. Donc rien n’empêche que dans le futur, les chefs d’Etat et de gouvernement, poussés par le besoin en quelque sorte, choisissent une personnalité qui ait plus d’envergure ou d’ambition pour son poste.

On l’a déjà vu pour la Présidence de la Commission européenne : on a eu des grands présidents de la Commission comme Jacques Delors et d’autres avec moins d’envergure. Jacques Delors avait les mêmes pouvoirs institutionnels que ses prédécesseurs et ses successeurs mais il a réussi à en tirer bien plus. Donc les chefs d’Etat ont choisi un profil modeste pour le premier titulaire de la présidence stable du Conseil européen. C’était sans doute nécessaire pour lancer les choses, ne pas trop brusquer les institutions. Aujourd’hui l’outil existe. Rien n’empêche que dans cinq ou dix ans les gouvernements européens fassent un autre choix et se montrent plus ambitieux.

Avec la mise en place du Service européen pour l’action extérieure, va-t-on avoir une vraie diplomatie européenne ? Comment vont se coordonner les chancelleries nationales avec ce service ? Que cela change-t-il concrètement pour les ambassades et consulats ?

EdP : Le rôle du SEAE est encore flou, il faut voir ce que cela va donner sur la durée. Je crois beaucoup à la pratique et à la coutume. Donc une fois que le service va être mis en place on va pouvoir observer progressivement ses effets. Il va falloir d’abord qu’il prouve son utilité et s’il remplit un besoin les diplomaties européennes vont progressivement lui confier des tâches ou en tout cas se reposer sur lui. C’est en tout cas le pari qui est fait.

Il ne faudrait pas que le SEAE devienne un 28ème service diplomatique, s’ajoutant aux 27 déjà existant (à la différence de l’euro qui s’est substitué aux monnaies précédentes, rien de tel avec le SEAE). Il faut qu’il devienne un véritable service diplomatique européen, au service de tous. On a tendance à voir cela du côté français, et donc à ne pas ressentir le besoin d’un service européen. Mais si on se place du côté des pays disposant de moyens administratifs et financiers plus modestes, la Bulgarie par exemple, on constate qu’ils en ressentent déjà l’utilité de leur côté. Ainsi avant même que le SEAE ne soit en place les Bulgares ont annoncé qu’ils allaient réduire le nombre de leurs ambassades, vendre même des bâtiments (y compris au SEAE lui-même) parce qu’ils comptent s’appuyer, dans les pays où ils ne seront pas ou plus représentés, sur ce nouveau service diplomatique européen. Donc je crois beaucoup à cette évolution progressive où le service se verrait confier progressivement des tâches plus importantes. On verrait petit à petit d’autres Etats membres faire ce que les Bulgares envisagent de faire. Ils y trouveraient un avantage financier.
Le pari est que, progressivement, le Service européen exprime la position européenne, et que les services nationaux ne défendent plus que les intérêts strictement nationaux. Pour les pays tiers il est vrai qu’il serait certainement plus logique qu’il y ait un seul interlocuteur qui serait le service diplomatique européen. Mais encore une fois cela ne va pas se faire en un jour, il va falloir que les pratiques s’installent et surtout que ce service prouve son utilité. Il faudra qu’il soit au moins aussi efficace que les diplomaties nationales, qu’il produise des analyses solides, assure une protection des ressortissants européens de bon niveau etc. S’il fait la preuve de son efficacité, de sa capacité à peser sur le cours des événements, les choses iront progressivement dans ce sens.

Quel regard portez-vous sur les objectifs de la Stratégie Europe 2020 ? Sur ceux pour 2030 du Groupe des Sages ?

EdP : A titre personnel, je ne suis pas très enthousiaste sur ces grands objectifs. On a vu que la Stratégie de Lisbonne n’avait pas donné grand-chose. De son côté le Groupe des Sages avait un mandat volontairement limité. Il ne devait ainsi pas aborder certaines questions, comme celle, cruciale, des frontières définitives de l’EU (avec ou sans la Turquie, avec ou sans l’Ukraine ?). Son rapport est intéressant mais il n’apporte pas non plus grand-chose. Il n’a d’ailleurs pas eu beaucoup d’échos.

J’ai un peu de peine à croire à la valeur ajoutée de l’Union européenne lorsqu’elle se projette vingt ans en avant parce qu’en réalité il est difficile d’anticiper aussi loin.

Copyright Septembre 2010-de Poncins/Touteleurope.eu/Diploweb.com


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