J-F Daguzan ne voit pas les terroristes islamiques gagner une quelconque « guerre » contre l’Occident, contrairement aux fantasmes de certains. En revanche, on peut être assuré qu’un vivier considérable de volontaires viendront poursuivre un combat terroriste qui demande plus de volonté que de moyens. L’extension de l’AQMI et d’autres groupes locaux vers le Nigeria et le Sénégal est une réalité. La défaite définitive d’Al Qaida se fera par la politique, l’économique, l’éducation et le social.
Dans le cadre de ses synergies géopolitiques, le Diploweb.com est heureux de vous présenter cet article publié sous le même titre dans le n°208 (été 2011) de la revue Maghreb-Machrek (Paris, Choiseul), pp. 25-35.
LA mort violente d’Oussama Ben Laden le 2 mai 2011, tué par les forces spéciales américaines dans une banlieue d’Islamabad, clôt certainement la fin d’un cycle. Ces cycles de la vie d’Al Qaida (Jean-Pirere Filiu en a vu neuf [1]), illustrent une adaptation souvent forcée du réseau jihadiste aux contingences historiques et stratégiques du moment. Depuis 1992 et le premier attentat à Aden, officiellement attribué à Al Qaida [2], les deux chefs majeurs « des chevaliers sous la bannière du Prophète » pour reprendre le célèbre texte fondateur de Ben Laden, avaient à toutes les poursuites. Survivre, d’une certaine façon, c’était vaincre – surtout poursuivi par l’hyperpuissance américaine. Ben Laden, devint ce que les anthropologues appellent le « trickster ou « démiurge roublard » qui vient perturber la création du monde dans les traditions ésotériques amérindiennes. [3] Avec son cortège de massacres aléatoires (dont les Musulmans furent les principales victimes) il fut le perturbateur de l’ordre mondialisé. Aujourd’hui, Ayman al-Zawahiri a repris officiellement le flambeau d’Al Qaida « après consultation ». [4] A-t-il, lui qui ne fut que le théoricien du mouvement, les capacités organisationnelles et, à sa manière, le charisme de Ben Laden ? On sait que le personnage est contesté par de nombreux courants. L’avenir nous donnera plus d’information sur sa survivabilité interne et externe.
Ceci étant, plusieurs éléments sont à prendre en compte. Tout d’abord, Ben Laden est l’homme du 11 septembre et il restera dans l’histoire au Panthéon des monstres pour les uns, des héros pour les autres. De ce point de vue là, la destruction d’Al Qaida n’infère pas sur cette victoire historique et médiatique phénoménale. Comme nous l’avions nous-même dit le 12 septembre, Ben Laden a gagné car il est devenu une icône. [5] De fait, la capacité du noyau central d’Al Qaida à conduire lui-même des opérations s’étiolera au fur et à mesure que l’étau se resserrera en Asie Centrale après l’invasion de l’Afghanistan. Même s’il semble avéré que des jihadistes des divers pays continuèrent de communiquer avec les chefs cachés là bas, le niveau d’intervention de ces derniers se résuma essentiellement à de la communication (souvent post-attentats) et à des mots d’ordre visant à réguler les dissensions théologico-politiques des chefs locaux en compétition.
Avec les années 1990 apparut un terrorisme conduit par des militants déracinés sans buts politiques précis mais animés d’une vision transcendantale exclusive. Les groupes composites formant la galaxie Ben Laden se sont peu à peu éloignés de leurs objectifs géographiques ou nationaux (comme le GIA, très affaibli en Algérie, par exemple). Vaincus localement, ils se sont remotivés dans un terrorisme messianique universel et manifestent leur rejet du monde occidental par une violence suicidaire sans précédent.
C’est à ce moment là, la fin des années 1990 que le docteur al-Zawahiri, déçu de ces échecs à répétition lancera son concept « d’ennemi proche – ennemi lointain », autrement dit, faute de gagner sur l’espace national, il faut « déplacer le combat chez l’ennemi » et porter le feu sur son territoire. Il vise l’Occident en général et les Etats-Unis en particulier. [6] La mondialisation achevée offrait désormais un espace ouvert à Al Qaida pour réaliser ses rêves.
Les attentats du World Trade Center et du Pentagone marquent l’apogée d’un cycle. Cette nouvelle génération de fanatiques sans frontières qui désormais essaime d’un bout à l’autre de la planète utilise et retourne les armes et les moyens technologiques de l’Occident contre lui. « Il est clair, » notent Felice Dasseto et Brigitte Maréchal, « que dans cette émergence, L’Internet joue un rôle clé pour comprendre la diffusion et, par là, l’appropriation individuelle et en groupe des sémantiques de l’action suicidaire. » [7]
Cette conjonction entre un niveau intellectuel élevé, une volonté sans faille et le choix du sacrifice rendent ces hommes et ces groupes extrêmement dangereux. Ils revendiquent l’usage potentiels d’armes dites de destruction massive (et des indices significatifs doivent faire prendre cette menace au sérieux) et s’attachent à contourner les défenses qui leur sont opposées. Or ces groupes à la structure informe sont en mutation constante. [8] A cet égard, il semble que Ben Laden était devenu plus une « enseigne », une figure emblématique, bien plus que le directeur autoritaire d’une société hiérarchique et bureaucratique. Le caractère flou de l’organisation et l’autoproclamation que font les groupes qui s’y rattachent, nous ont fait qualifier ce terrorisme de « terrorisme de franchise » (c’est-à-dire labellisé a priori ou a posteriori par l’organisation ou par le groupe qui s’en déclare membre). [9] Cette indépendance des groupes voire des individus rend leur détection difficile et aléatoire. Aussi, pour qualifier Al Qaida et sa nature, la notion de rhizome, développée par Deleuze et Guattari prend tout son sens. Elle caractérise une absence d’organisation structurée, des niveaux non hiérarchique, l’absence de centre, de territoire et la fluidité : « …le rhizome connecte un point quelconque avec un autre point quelconque et chacun de ses traits ne renvoie pas nécessairement à des traits de même nature (…) Le rhizome ne se laisse pas ramener ni à l’un, ni au multiple. (…) » [10]
Al Qaida, par son adaptation au monde moderne déstructuré et déterritorialisé, fit preuve ainsi de sa capacité de résilience. Le groupe s’est recombiné en permanence. Bali, le Yémen, Monbasa, Casablanca, Madrid, Londres. La glocalisation (c’est-à-dire pour reprendre ce terme à l’économie, l’interconnexion du mondial et du local) est à l’œuvre dans la durée. [11] Le grand enjeu à cet égard, est l’Europe qu’Al Qaida voit comme terre de mission. L’Europe était, dans les années 1990 une base arrière. Les réseaux s’alimentaient, se reconstituaient et recrutaient dans des pays complaisants ou poreux : L’Allemagne, Les pays scandinaves et, surtout, la Grande Bretagne, devenue pour reprendre un terme popularisé après le 11 septembre, le Londonistan, c’est-à-dire le siège de tous les extrémistes musulmans. [12] Après la répression qui a suivi les attentats américains, l’Europe est devenue terre de bataille et l’enjeu, comme l’a montre Gilles Kepel dans Fitna, est la « persuasion » des Musulmans d’Europe qu’il s’agit, par la peur ou par la conversion, de faire entrer dans l’Umma telle que la voit les jihadistes. [13]
A partir des années 2003, on a donc assisté à une fragmentation du réseau qui cherche à consolider des positions locales. Les erreurs stratégiques américaines et les zones grises ouvertes par la faillite de certains Etats leur en donnent l’opportunité. La bataille devient rude en Europe ou, passés les premiers succès, les cellules tombent les unes après les autres. C’est l’Irak qui devient le « terrain de jeu », mais également le Yémen et la Somalie. Un nouvel effort est porté sur l’Arabie Saoudite et l’Algérie. Mais Al Qaida, malgré quelques attentats spectaculaires, échoue sur ces points durs. C’est pour cette raison également que les Algériens vont s’ouvrir à l’espace maghrébo-sahélien en utilisant les espaces libres du Sahara, les mouvements irrédentistes locaux (Touaregs et autres) et la faiblesse des Etats de la région également incapables de s’organiser collectivement en raison de dissensions anciennes comme celle du Sahara occidental.
Ainsi, l’assassinat, le 24 juillet 2010, de Michel Germaneau par Al Qaida au Maghreb Islamique (AQMI), l’enlèvement des 16 otages travaillant pour la société Areva au Niger, le 16 septembre, et l’enlèvement puis la mort des deux jeunes français à Niamey, le 8 janvier 2011 , pour ne citer que des évènements concernant la France, ont mis en évidence, de façon brutale, la présence d’un groupe terroriste sinon puissant du moins persistant sur l’espace Maghreb-Sahel et lié au réseau global.
L’AQMI n’est pas né spontanément. Il est le fruit de recompositions successives de l’islamisme radical dans cette zone géographique et de l’évolution géostratégique mondiale. L’islamisme politique qui réémerge à l’orée des années 1980 au Maghreb n’est pas un mouvement spontané. Il existe bien avant les indépendances. [14] Cependant la victoire du nationalisme arabe d’inspiration laïc marginalise ces mouvements. Mais, progressivement le verrouillage du champ politique ne laisse que la mosquée que comme espace d’expression. Les mouvements islamiques en renaissance (Frères musulmans, Tabligh, etc.) s’emparent de cet espace vide et se propose comme alternative. [15] La confrontation violente commence dès 1970 au Maroc avec l’assassinat du dirigeant syndicaliste Omar Benjelloun par la Chabiba al Islamya (Jeunesse islamique) inspirée par les Frères musulmans égyptiens. En Tunisie et en Algérie les mouvements islamistes apparaissent réellement au début des années 1980. [16] La répression est rapide en Tunisie. En Algérie, les errements du pouvoir conduiront à l’effroyable guerre civile de 1992 à 1998 (moment où les mouvements radicaux clandestins et la guérilla s’effondre sous les coups des forces de sécurité.) La situation restera globalement sous contrôle jusqu’au 11 septembre 2001. A ce moment là, la gesticulation stratégique américaine de l’Afghanistan à l’Irak en passant la Corne de l’Afrique au Yémen va plutôt réveiller les mouvements islamiques armés plutôt que de les éteindre.
Contrairement à une idée reçue, les liens entre les islamistes algériens et Al Qaida ne sont pas nouveaux. Les premiers contacts noués en 1998 furent confirmés par le repenti Berrached Mohamed. La naissance du GSPC coincide avec la création du Front islamique mondial par Ben Laden. [17] Un peu plus tard, le 11 septembre 2003, Nabil Sahraoui, émir du GSPC fait sa déclaration d’allégence à Ben Laden et appelle les Musulmans à “serrer les rangs et châtier les Américains impis.” Enfin, le 24 janvier 2007, Abdelmalek Droukbal annonce la disparition du GSPC et l’adoption de la nouvelle dénomination d’Al Qaida au Maghreb islamique. [18]
L’objectif strategique de la nouvelle “filiale” d’Al Qaida semble être l’unification sous la même bannière de tous les mouvements islamistes d’Afrique du Nord et du Sahel. Plusieurs leaders au Maroc et en Libye annoncèrent leur adhésion au groupe central. [19] En mars 2007, la presse marocaine soulignait qu’Abou El Baraa, un Marocain originaire de Tétouan, venait d’intégrer le Conseil consultatif d’Al-Qaida Maghreb, composé de 16 membres et dont le quartier général se trouverait dans le sud-est algérien.
Le « retour » du jihadisme de grande ampleur au Maghreb débute à la fin 2006. Du 23 décembre 2006 au 3 janvier 2007, des opérations armées très violentes opposent les forces de sécurité tunisienne et un groupe islamiste fortement armé dans la région de Nabeul. Le 11 mars 2007 un « kamikaze » pris au piège se fait exploser dans un cybercafé de la banlieue de Casablanca. Le 10 avril un groupe cerné par la police se fait également sauter dans la même ville. Enfin, toujours dans la même ville, le 14 avril, deux frères se font sauter devant le consulat des Etats-Unis. En Algérie, le 11 avril, deux attentats suicide à la voiture piégée dont un visant les bureaux du Premier Ministre font trente morts et plus de 200 blessés. L’AQMI est responsable du développement des attentats suicides, pratique longtemps ignorée au Maghreb. Le 6 septembre 2007 un attentat visait le cortège du président Bouteflika à Batna. Le 8 de la même année un autre frappait une caserne des garde-côtes à Dellys. Depuis cette date, les attentats se poursuivent à un rythme soutenu. [20]
Cette conjonction d’évènements a conduit à constater l’existence d’une toile d’araignée étendant son réseau de Tozeur à Agadir en passant par Tamanrasset et de Nouakchott à Niamey. Même si les liens entre les groupes apparaissent souvent lâches et peu structurés, il semble que cette existence se confirme, sans que l’on puisse vraiment parler d’une cohérence globale.
Que peut-on dire aujourd’hui pour tenter d’éclairer cette situation confuse ? Une fois de plus la confusion entre mondialisation et problématiques locales rend l’appréhension des problèmes difficiles. La « glocalisation » prend une fois de plus tout son sens.
Le terrorisme islamique radical en Algérie est marqué par la prééminence en Algérie du GSPC (Groupement salafiste pour la prédication et le combat). Ce groupe s’est imposé sur les ruines des anciens GIA (Groupes islamiques armés) qui avaient fait régner la terreur au pire temps de la guerre civile. Il s’est fait connaître par des actions spectaculaires, notamment au Sahara. Mais désormais, le GSPC s’est donné un retentissement mondial en annonçant son allégeance à Al Qaida, d’une part, et en annonçant des actions envers l’Europe, et particulièrement la France, d’autre part.
Le lien entre Al Qaida et le GSPC n’est pas nouveau. [21] Mais le retentissement mondial fut donné par le Docteur al-Zawahiri, officiel numéro deux d’Al Qaida qui reçut « symboliquement » le GSPC dans l’obédience lors de sa déclaration générale du 11 septembre 2006 rappelée dans son message du 3 novembre 2007. [22]
Le nouvel « Al Qaida au Maghreb islamique abrégé en « AQMI » puisque tel est désormais le nom choisi par le GSPC, a immédiatement adopté le concept de Zawahiri sur « ennemi proche-ennemi lointain » en annonçant des actions spectaculaires à venir en Europe et principalement en France. Mais, l’efficacité des systèmes de sécurité en Europe depuis 2004 a rendu l’action outre méditerranée difficile. Le champ de bataille s’est donc déplacé sur la zone Sahara-Sahel. L’AQMI opère donc un retour sur « l’ennemi proche ».
Laisser aller, stratégie de la tension ou inefficacité des services de renseignement, c’est en Algérie que la violence est d’abord repartie. Attaque de membres de la sécurité des zones pétrolières près d’Alger (décembre 2006), massacre de soldats et enfin attentats suicides, l’AQMI est redevenu particulièrement actif. Mais c’est au Sud que l’action s’est déplacée (enlèvement de touristes et d’humanitaires ; attaques de garnisons et de convois) – là où l’immensité des territoires et la faiblesse des moyens militaires des pays frontaliers rendent difficile son élimination.
Le Sahel est donc devenu le nouveau front des combattants islamistes tant pour des raisons stratégiques (choix des Etats-Unis comme nouveau champ de bataille) que tactiques, facilité d’action. L’océan de sable et de pierres qu’est le Sahara est un espace vide qui facilite les manoeuvres tactiques et l’action opérationnelle des groupes de guérilla.
Aujourd’hui, les troupes opérationnelles d’AQMI représenteraient entre 600 et 700 combattants. [23] Elles sont réparties sur trois zones : le centre-Ouest algérien, l’Est algérien et le Sud (incluant le Sahara et le Sahel). La plus forte concentration de troupes est dans cette dernière région (au moins 250 combattants). La plupart de ces éléments sont d’une grande capacité combative comme l’ont démontré les affrontements avec les forces algériennes, nigériennes ou mauritaniennes.
Peut-on relier ces évènements à une action concertée et à une tête qui les coordonnerait ? Les islamistes éliminés en Tunisie seraient venus de l’Est algérien. Des sources concordantes font état de passages d’armes et d’explosifs de l’Algérie vers la frontière marocaine. Mais tout cela fait-il une stratégie globale ? En réalité, il semble que, même si l’Algérie représente un espace de repli et de circulation pour les groupes des pays périphériques ont ait du mal à dégager une unité d’action. Tant au plan du professionnalisme que des moyens d’actions, les différents évènements démontrent des différences notables. Certes un lien existe avec Al Qaida « noyau central » [24], mais les jihadistes marocains (malgré l’attentat meurtrier de Marrakech du 28 avril), font preuve d’un amateurisme certain voire d’un désarroi global qui ne peuvent être mis en perspective avec l’organisation, l’efficacité et la brutalité des actions perpétrées en Tunisie au Sahel et en Algérie. [25] L’AQMI s’est organisée en katibats en référence à la guerre d’indépendance algérienne. Droukbal a également constitué des comités correspondant peu ou prou à des ministères : médiatique, militaire, juridique, financier, médical, consultatif, notables, relations internationales. Mais derrière cette structure bureaucratique apparente, les groupes sur le terrain semblent être largement en concurrence pour l’argent, les armes, et la notoriété… L’organisation d’AQMI, décentralisée mais fragile, rend difficile la communication et favoris les confrontations d’ego entre la tête officielle (Droukdal) et les chefs de Katibats. A tel point qu’après l’affaire Areva, Droudkdak fut obligé de demander l’aide de Ben Laden (qui enverra un message le 11 décembre 2010) pour rétablir son autorité sur ses subordonnés (notamment Abou Zeib chef du groupe qui avait enlevé les Français) et rappeler que la ligne idéologique primait sur l’argent des enlèvements. [26]
L’opposition islamiste armée dans les pays du Maghreb, par delà le succès de l’islamisme radical transnational, prend ses racines dans des situations politiques différentes mais toutes marquées par la persistance d’un autoritarisme plus ou moins fort. C’est pourquoi, dans certains de ces pays, la lutte pour le pouvoir peut expliquer la montée de la violence, soit dans le sens d’une recherche de la disqualification des mouvements islamistes provoquées par certains groupes du pouvoir en place, soit par les islamistes radicaux eux-mêmes visant à créer une stratégie de la terreur pour ne laisser d’autre option que la lutte armée et délégitimer les islamistes modérés. Au Sahel, l’islamisme radical se conjugue avec des revendications très locales de groupes qui voient dans la bannière d’Al Qaida le moyen de mieux exister médiatiquement.
Pour compliquer le tout, les Etats frappés par le terrorisme ont chacun une interprétation de l’évènement. Pour les Algériens, les Tunisiens et les Libyens, avant les révolutions, la menace venait, par principe, de l’extérieur. C’était le réseau mondial qui était coupable. Pour les Marocains, le problème est essentiellement local. Ce sont des jeunes acculturés et désemparés qui commettent des actes de pur désespoir – point d’Al Qaida dans tout cela selon eux ! Au Sahel, la montée de l’AQMI coïnciderait avec l’ouverture des nouvelles routes de la drogue que les cartels criminels d’Amérique latine ont ouvertes vers l’Europe. Cependant si ces routes existent bien, elles semblent pour l’instant parallèles.
En désignant le Sahel comme le lieu des futurs combats ; les Etats-Unis ont-ils anticipé la menace où l’ont-ils favorisé ? Le chercheur Tobie Archer a montré que la création du Commandement pour l’Afrique (AFRICOM) des forces armées américaines avait d’abord correspondu à des nécessités bureaucratiques du Commandement européen dont il dépend de jouer un rôle dans la lutte américaine globale. [27] En désignant - (avec certes quelques raisons) - le Sahel comme terre de propagation du jihadisme ; les Etats-Unis, comme en Irak, offraient aux jihadistes un nouveau terrain d’action. Comme souvent en matière stratégique, le phénomène d’action-réaction s’auto-alimente. Les Etats-Unis avaient un intérêt évident de s’intéresser à une zone traditionnellement d’influence française. Les Etats sahéliens voyaient dans l’intérêt américain et des ressources supplémentaires et la possibilité « d’Al Qaidaïser » des mouvements d’opposition locaux et les jihadistes trouvaient une nouvelle raison d’être ! Dans cette affaire, les populations locales sont sans doute les premières victimes de cette évolution.
Au delà de sa zone de prédilection, l’AQMI fait-il peser une menace sur l’Europe ? Dans le discours assurément ! Non seulement ce mouvement vise les pays européens et au premier chef la France, mais aussi les possessions espagnoles en Afrique du Nord : Ceuta et Melilla. [28] depuis les attentats de Madrid, le sol européen est devenu difficilement accessible ; c’est pour cela qu’agir au Sahel offre des opportunités. Mais, les démantèlements de celulles qui se poursuivent régulièrement en Europe montrent que l’intention demeure. [29]
Globalement, on peut considérer qu’il y a symboliquement une bannière Al Qaida à laquelle tous les mouvements jihadistes se réfèrent peu ou prou. En Tunisie et en Algérie, des organisations structurées existent ; mais la réalité (et le vrai danger) est un désarroi tel d’une certaine jeunesse qui ne voit d’autre issue que sortir et faire trois pas hors de chez elle pour se faire sauter faute du plus modeste espoir. [30] Ce phénomène préoccupant trouve un écho dans les pays du Sahel parmi les plus pauvres du monde. Le Sénégal, lui non plus et pourtant longtemps un modèle d’islam modéré n’échappe pas à cette tendance. Cependant, les analystes s’accordent pour penser que l’AQMI, comme Al Qaida en général ne peut pas dépasser un certain niveau de nuisance. Le « noyau central » s’est considérablement affaibli ; les pousses régionales demeurent ou prolifèrent là où l’Etat est faible et où les zones grises existent. Il va falloir analyser ce que la fin du régime de Kadhafi implique pour le devenir des jihadistes libyens. De ce point de vue, la zone saharo-sahélienne est un endroit privilégié pour l’action de groupes de guérillas petits mais actifs. L’insécurité dans le Sahara et le Sahel n’est pas un phénomène nouveau. A l’époque de la France coloniale, les Méharistes, et les Goumiers pourchassaient les tribus irrédentistes luttant contre la présence françaises : attaquant les postes, pillant les caravanes et se jouant des frontières. Malgré ses moyens et son expérience, la France mit des dizaines d’années pour en finir avec le « rezzou ». Jamais cette zone ne fut ensuite un espace paisible, sauf peut-être pendant les premières années des indépendances. Plus tard, la guerre du Sahara occidental vint brutalement troubler la partie occidentale de la région. Ensuite, la guerre civile algérienne introduisit les germes de l’islamisme radical. Exploitant les espaces de ce qui peut être appelé un océan de sable et les faiblesses des pays qui le borde, les groupes islamiques radicaux se sont au départ servi du Sahel comme base arrière. Progressivement, avec la création d’Al Qaida au Maghreb islamique (AQMI) cette zone est devenue un espace d’action qui a recoupé celle des mouvements autonomistes et indépendantistes marginaux comme les Touaregs du Niger. Ce ne sont donc pas les Etats sahéliens faibles qui vont parvenir à rétablir la paix dans la région alors que les deux véritables puissance, Maroc et Algérie, sont en opposition larvée et que la Libye est en train de sombrer. Mais, dans l’hypothèse d’un engagement plus important des puissances occidentales, le risque est que ce terrain ne devienne, pour les jihadistes – comme en Irak et en Afghanistan -, un enjeu stratégique. L’équation à résoudre est donc de rechercher un équilibre subtil pour contrer une menace réelle mais limitée sans l’alimenter non plus …
Pour conclure, on ne voit pas les terroristes islamiques gagner une quelconque « guerre » contre l’Occident, contrairement aux fantasmes de certains, et, ce, même si ces fanatiques ont le sentiment de conduire une telle bataille. En revanche, on peut être assuré qu’un vivier considérable de volontaires viendront remplacer les pseudo-martyrs et poursuivre un combat terroriste qui demande plus de volonté que de moyens. L’extension de l’AQMI et d’autres groupes locaux vers le Nigeria et le Sénégal est une réalité.
Toutefois, si l’élimination de ces groupes et la lutte anti-terroriste est essentielle à la sécurité de nos sociétés, elle ne peut être l’unique réponse contre ce mouvement de longue durée.
La mondialisation et la désorganisation du monde post-soviétique ont favorisé l’émergence de l’islamisme radical comme alternative politique : glocalisation, fluidité, rhizome, recomposition permanente et communication instantanée en créent la nouveauté sociologique [31] ; la systématisation de l’attentat suicide aussi, tout comme le risque d’emploi d’armes non conventionnelles. Mais désormais, la crise économique vient ajouter une couche supplémentaire aux fardeaux des sociétés les plus pauvres. Ces éléments créent les conditions d’une montée prévisible de la violence politique dans les sociétés et les Etats qui les abritent. Ce phénomène est transnational. L’insertion de ces groupes radicaux dans la mondialisation rend leur destruction difficile et, ce, d’autant qu’il pourront développer un discours sur les responsabilités de la pauvreté et de l’aliénation qui trouvera un écho dans les populations déshéritées ou excédées. Réduire de tels groupes ne pourra se faire que par une coopération internationale impliquant la totalité des Etats visés par cette menace commune… mais il s’agit sans doute d’un vœux pieu. [32] Quoiqu’il advienne nous sommes, dans ce domaine, installés dans la longue durée. « Il s’agit, en somme de définir les conditions d’une pensée politique modeste, c’est-à-dire délivré de tout messianisme, et débarrassé de la nostalgie du paradis terrestre » a dit en son temps Camus. [33] C’est-à-dire définir une politique ambitieuse alliant moyens de lutte et développement durable, d’une part, et, d’autre part, un travail de fond sur les esprits. Les mouvements politiques et sociaux en marche dans le monde arabe sont l’expression de cette demande. Les « révolutions » tunisiennes et ailleurs représentent cette soif de dignité qui passe par le respect de l’individu, l’emploi et le logement. L’enjeu est donc de soutenir ces transitions démocratiques et ces économies fragilisées pour que les extrémismes en embuscade ne viennent tirer les marrons du feu d’un « deuxième round ». [34] La défaite définitive d’Al Qaida se fera par la politique, l’économique, l’éducation et le social.
Copyright juillet 2011-Daguzan/Maghreb-Machrek
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[1] Les neuf vies d’Al Qaida, Fayard, Paris, 2009.
[2] JP Filiu, Les neuf vies d’Al Qaida, op.cit. p. 60.
[3] Ionna P. Couliano, Les gnoses dualistes d’Occident, Paris, Plon, p. 34-41.
[4] Georges Malbrunot, Ayman Al-Zawahiri pourrait être contesté à la tête d’Al Qaida blog.lefigaro.fr/malbrunot/2011/06/ayman-al-zawahiri-pourrait-etr.html
[5] Entretien avec Jean-Dominique Merchet, Libération, 12 septembre 2001.
[6] Gilles Kepel et Jean-Pierre Milelli (dirs.), Al Qaida dans le texte, Ecrits d’Oussama Ben Laden, Abdallah Azzam, Ayman al-Zawahiri et Abou Moussa al-Zarqawi, PUF, Paris, 2005, p. 301.
[7] Le suicide offensif, clés de lectures, Maghreb-Mackrek n°186 hiver 2006.
[8] Ian Lesser, Bruce Hoffman, John Arquila, David Ronfeldt, Michele Zanini, Countering the new terrorism, Rand Corporation, Santa Monica, 1999 p. 39-50.
[9] Cet auteur, Terrorisme, abrégé d’une violence qui dure, CNRS Editions, Paris, 2006, p. 139.
[10] Capitalisme et schizophrénie 2, Mille Plateaux, Les éditions de minuit, 1980, p. 31-32. Voir aussi, Richard Labévière, En attendant le Benladengate, la traque impossible des dollars de la terreur, in Jean-François Daguzan & Pascal Lorot (dir.), Guerre et économie, Ellipses, Paris, 2003, p. 166-167.
[11] Cet auteur, Terrorisme(s), abrégé d’une violence qui dure, op. cit., p 140.
[12] Dominique Thomas, Le Londonistan, op. cit.
[13] Fitna. Guerre au coeur de l’islam, Gallimard, Paris, 2004.
[14] Abdelhamid Boumerzha et Azine Djamila, L’islamisme algérien, de la genèse au terrorisme, Alger, Chihab éditions,2002.
[15] François Burgat, L’islamisme à l’heure d’Al-Qaida, La découverte, Paris, 2006, p. 50-51.
[16] François Burgat, L’islamisme au Maghreb : la voix du Sud, Khartala, Paris, 1988.
[17] Salima Mellah, Le mouvement islamiste algérien entre autonomie et manipulation, dossier n° 19, algerie-tpp.org/tpp/pdf/dossier_19_mvt_islamiste.pdf., p. 78.
[18] Anne-Lise Didier, « L’Afrique du Nord » in Xavier Raufer (dir.), Atlas de l’islamisme radical, CNRS Editions, Paris, 2007, p. 267.
[19] Luis Martinez, « Al-Qaida au Maghreb islamique », Analyse - n°0, novembre 2007, Institut d’études de sécurité, iss.europa.eu/index.php
[20] Voir Anneli Botha, “Terrorism in the Maghreb, the transnationalisation of domestic terrorism”, ISS Monography Series N°144, June 2008, p. 50-63.
[21] 1998, voir Mohamed Mokeddem, Les Afghans algériens de la Djamaâ à la Q’a’ïda, Editions ANEP, Alger, 2002, p. 112.
[22] Cité par Anneli Botha, op. cit., p. 204 : « La nation islamique de résistance et du jihad au Maghreb voit comment vos enfants s’unissent sous la bannière de l’islam et du jihad contre les Etats-Unis, la France et l’Espagne (…) Soutenez (…) vos enfants qui combattent nos ennemis et nettoient nos terres de leurs esclaves Kadhafi, Zine el Abidine (Ben Ali), Bouteflika et Mohamed VI. »
[23] Les estimations peuvent varier, jusqu’à 1000, selon les critères choisis pour qualifier ou non de combattants tel membres de ces groupes.
[24] D’après Jean-Pierre Filiu, l’ordre d’assassiner l’otage anglais Dyer serait venu du « noyau central ». Cité dans le même article de Thomas Hofnung. Pour une analyse globale très intéressante se référer à l’ouvrage de Filiu, Les neuf vies d’Al Qaida, op.cit.
[25] Sur le professionnalisme du GSPC voir Javier Jordan, » Al Qaeda en el Magreb »,
spanish.safe-democracy.org/2007/04:12/al-qaeda-en-el-magreb
[26] Droukdel piégé par Ben Laden, la-nation.info/article1685.html. Pour des informations détaillés sur l’historique et l’organisation d’AQMI on se réfèrera avec profit aux travaux de Mathieu Guidère : Al Qaida à la conquête du Maghreb, Editions du Rocher, Paris, 2007 ; Les nouveaux terroristes, Editions autrement, Paris, 2010 et dans sa relations aux révolutions arabes, Le choc des révolutions arabes, Autrement, Paris, 2011.
[27] Texte présenté dans « les premières journées européennes sur la menace terroriste et la lutte contre le terrorisme », organisée par la Fondation pour la recherche stratégique à Paris les 11 et 12 février 2010, actes à paraître prochainement sur le site REET-NEET : reet-neet.eu
[28] TESAT 2008, EU Terrorism Situation and Trend Report, p. 24 ; europol.europa.eu
[29] Voir Philippe Migaux, Le terrorisme au nom du jihad, André Versailles éditeur, Paris, 2009, p. 204-209.
[30] Voir le très bon article de Catherine Simon, Maroc, Kamikazes sans attentats, Le Monde du samedi 5 mai 2007, p. 23.
[31] Marc Sageman parle de « Jihad décentralisé », Le vrai visage des terroristes, Psychologie et sociologie des acteurs du jihad, Denoël-impacts, Paris, 2005.
[32] Bien sûr, tout le monde y va de sa déclaration d’intention. On lira avec profit, mais peut-être non sans ironie, la Déclaration de Ryad, à l’issue de la conférence internationale censée montrer la détermination du royaume Saoudien dans la lutte anti-terroriste, insert publicitaire « S’attaquer au terrorisme", Le Monde, jeudi 17 février 2005, p. 11.
[33] In Ni victimes, ni bourreaux, Réflexions sur le terrorisme, op. cit. p. 62
[34] Voir le dossier « Le monde arabe face aux crises », Maghreb-Machrek n°206, printemps 2011.
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