Doctorante en sciences politiques, elle étudie notamment les questions de sécurité dans le Golfe arabo-persique. Titulaire d’une maîtrise en droit international et européen et d’un DEA en relations internationales mention « études stratégiques ».
Téhéran a développé une méthode de négociation à la rhétorique et à la mise en scène redoutables. Loin d’être négligeable, ce travail de construction du discours a permis à l’Iran de gagner du temps en rendant les évolutions de son programme nucléaire moins inacceptables aux yeux de l’extérieur. Voici sa boite à outils.
« The Iranians are people who say the opposite of what they think and do the opposite of what they say. That does not necessarily mean that what they do does not conform to what they think. » (Sir Dennis Wright, Ambassadeur britannique en Iran, 1970).
« Si vous prêtez un jour serment de faire quelque chose et découvrez par la suite que quelque chose d’autre est mieux, alors dénoncez votre serment et faites ce qui est mieux. » (Hadîth par Abdur-Rahman bin Samura).
DÈS LE DÉBUT de la crise iranienne en 2003, les EU3 (France, Royaume-Uni, Allemagne) se sont engagés avec l’Iran dans un processus de négociation visant à faire toute la lumière sur les activités menées par la république islamique dans le cadre de son programme nucléaire. Les Etats-Unis, la Russie et la Chine se sont associés à cette démarche au printemps 2006 (EU3+3).
Si de nombreuses séquences de négociation ont donc pu être menées sous différents formats entre l’Iran, les EU3+3 et l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), le contenu des discussions n’a jamais cessé d’évoluer au cours du temps et ce, conformément aux derniers développements du programme nucléaire. A chaque rencontre, l’Iran et ses interlocuteurs ont tenté de trouver la « best alternative to a negotiated Agreement » (BATNA) [1], ce qui signifie, en d’autres termes, un état final acceptable par tous du programme nucléaire iranien. A cette fin, face à la double approche conduite par les EU3+3 associant dialogue et fermeté [2], Téhéran a développé une méthode de négociation à la rhétorique et à la mise en scène redoutables. Loin d’être négligeable, ce travail de construction du discours a permis à Téhéran de gagner du temps en rendant les évolutions de son programme nucléaire moins inacceptables aux yeux de l’extérieur, tout en s’attirant des soutiens parmi les non-alignés et les pays en développement. C’est donc en divisant la communauté internationale d’une part et en mettant régulièrement à mal l’unité des EU3+3 d’autre part que la république islamique a su limiter le renforcement de la pression internationale dont elle faisait l’objet.
Compte tenu de ces éléments, au-delà des multiples tentatives de diversion opérées, l’Iran a développé de véritables manœuvres dilatoires au service de sa tactique de procrastination. En outre, en occupant le terrain des négociations et en banalisant les activités menées autour de son programme, Téhéran a ancré celui-ci dans la réalité selon la stratégie du fait accompli. Plus encore, si cette attitude se nourrit de considérations d’ordres culturels, politiques ou idéologiques (1), elle permet surtout à l’Iran d’atteindre les objectifs qu’il s’est fixé (2) par l’utilisation d’une « boîte à outil » dans laquelle il n’hésite pas à « piocher » lorsque cela s’avère nécessaire (3).
La reformulation et l’interprétation des dialogues échangés avec leurs interlocuteurs s’inscrivent dans cette logique dans la mesure où elles sont systématiquement faites dans le sens qui leur sera le plus favorable.
Si le Coran s’inscrit à l’encontre des croyants qui trompent d’autres croyants, en vertu du fait notamment qu’« Allah ne guide pas celui qui est outrancier et menteur », il n’en demeure pas moins que la tromperie aux dépends des non musulmans, appelée Taqqiya [3], reçoit l’approbation coranique [4]. En effet, le Coran dans une variété de versets [5] établit la légitimité religieuse de la rupture des serments, le mensonge de manière unilatérale pour violer les traités et, plus généralement l’usage de tromperies actives contre les non musulmans. La Taqqiya étant une « seconde nature » du chiisme, ce phénomène apporte donc un caractère éloquent au zèle dont fait preuve l’Iran en insistant sur les objectifs strictement pacifiques de l’ensemble de ses activités nucléaires.
En outre, si les Iraniens sont connus pour prolonger indéfiniment les négociations, c’est parce que la vertu chiite de la patience leur laisse à penser que, plus les négociations durent et plus ils ont de chance que les positions changent en leur faveur. La reformulation et l’interprétation des dialogues échangés avec leurs interlocuteurs s’inscrivent dans cette logique dans la mesure où elles sont systématiquement faites dans le sens qui leur sera le plus favorable.
Enfin, en vertu de la logique du « bazaar », le prix de ce qui est fixé au commencement des négociations n’a rien à voir avec le prix qu’ils croient pouvoir obtenir, ce qui signifie que le fondement des discussions sera nécessairement évolutif. Plus encore, le marchandage continue même après l’obtention d’un accord, ce qui diffère fondamentalement des techniques de négociations des EU3+3.
Le développement par l’Iran d’un programme nucléaire se définit comme une force structurante de sa politique intérieure. Bien au-delà d’offrir une véritable garantie de sécurité nationale, ce programme participerait de la grandeur, du progrès et de la modernité de la nation iranienne. En exposant ses avancées techniques et scientifiques dans ce domaine, l’Iran s’impose ainsi comme leader régional, démontre sa capacité à s’émanciper face à des nations occidentales qui tentent de conserver le monopole du progrès technologique et se positionne en adversaire crédible désormais difficilement contournable.
Une asymétrie dans les discussions de nature à perturber le processus de négociation.
De manière plus spécifique, dans le cadre des négociations menées avec les EU3+3, l’Iran s’est fixé différents objectifs à atteindre, tels que faire face – à court terme – aux politiques de sanctions et de restrictions, tout en conservant – à long terme – les acquis et savoir-faire technologiques. En tout état de cause, ces objectifs constituent autant de lignes rouges sur lesquelles l’Iran ne souhaite pas transiger, entraînant de facto une asymétrie dans les discussions de nature à perturber le processus de négociation.
Par ailleurs, conformément à l’offensive de charme menée à l’Assemblée générale des Nations Unies en septembre 2013 et à la politique de transparence annoncée, Téhéran s’est constitué habilement une réserve de mesures qu’il pourrait concéder aux EU3+3 s’il le décidait. Il témoignerait ainsi de sa bonne foi et ferait baisser dans le même temps la pression internationale, sans pour autant donner d’assurances crédibles sur le caractère exclusivement pacifique du programme nucléaire [6].
Carte extraite du n°60 d’Alternatives Internationales, septembre 2013
Depuis le début des négociations, l’objectif des EU3+3 est de parvenir à une solution négociée de la crise permettant de tisser des liens de coopération avec l’Iran et de lever les doutes existants sur l’ensemble des activités liées au programme nucléaire.
Répéter indéfiniment une affirmation, en espérant avoir raison par forfait.
La charge de la preuve incombant à la république islamique, Téhéran a développé plusieurs subterfuges, qui constituent autant d’échappatoires lors des négociations, lui permettant de gagner du temps dans la poursuite de ses activités sensibles.
Sur le principe de l’ argumentum ad nauseam : le sophisme sur lequel est basé ce modus operandi offre à l’Iran l’opportunité de répéter indéfiniment une affirmation, en espérant avoir raison par forfait. En d’autres termes, il s’agit pour Téhéran d’entretenir de manière permanente un refrain, susceptible de défendre les lignes rouges sur lesquelles il ne compte pas fléchir, dont « le droit inaliénable » à développer l’ensemble de la filière nucléaire à des fins civiles et la reconnaissance d’un droit à l’enrichissement en Iran.
Sur la désinformation, la manipulation et la dissimulation : d’un point de vue technique, il s’agit principalement ici de provocations de la part de l’Iran telles que la reconnaissance de l’existence de traces d’uranium enrichi au-delà du seuil autorisé (5%) : 54% sur certains matériels, 7,1% sur quelques traces à Natanz et 27% à Qom ou encore l’existence de plusieurs scellés brisés à Natanz. Si ces provocations ne sont pas constitutives en tant que tel d’une volonté délibérée de franchir les interdits [7], il n’en demeure pas moins qu’elles ont souvent cristallisé les réponses de la communauté internationale. Sur le plan politique, l’Iran aurait souvent cherché à négocier un retour à la problématique principale [8], autrement dit, une « marche arrière » dans l’avancée des discussions. De cette façon, il pouvait se montrer ouvertement coopérant, alors même qu’il ne s’agissait d’aucune avancée substantielle, si ce n’est, un recadrage du dialogue vers les premiers éléments de négociations.
Sur l’utilisation de problématiques diverses pour faire digression : cette technique, éprouvée à de multiples reprises, permet à Téhéran de superposer différents agendas politiques dans le même temps, pour diluer les fondamentaux des termes de la négociation dans des éléments plus génériques. Ainsi, sur propositions concrètes de l’Iran, certains dossiers régionaux ont été rajoutés à l’agenda des négociations dès les rencontres de juin 2012. A ce moment, Téhéran avait présenté cinq étapes successives dans les discussions avec les EU3+3, impliquant pour chacune des gestes simultanés. L’une de ces étapes portait notamment sur la coopération conjointe dans le cadre du traitement des crises non nucléaire, c’est-à-dire, Bahreïn et la Syrie pour l’Iran ; la lutte contre la piraterie et le trafic de drogues pour les EU3+3.
Sur l’utilisation de canaux multiples de discussions : dans le but d’ébranler l’unité fragile des EU3+3, la république islamique instrumentalise les relations bilatérales qu’elle entretient avec ses principaux partenaires, comme peuvent en témoigner les quelques exemples suivants :
. En novembre 2005, l’Iran annonçait avoir été en contact avec l’Afrique du Sud pour créer un consortium destiné à produire du combustible nucléaire et ce, en dépit des démentis de Pretoria ;
. Début 2012, le Président brésilien Lula Da Silva avait rencontré M. Ahmadinejad et parrainé un accord sur un échange de matière enrichie contre du combustible en Turquie ;
. En novembre 2012, M. Riabkov aurait rendu visite à M. Jalili pour « réduire les divergences de point de vue » à la suite de l’offre de Bagdad des EU3+3.
En définitive, il semblerait que la stratégie de négociation développée par l’Iran porte ses fruits dans la mesure où elle a permis à Téhéran de gagner du temps pour continuer son programme nucléaire et s’éviter une attaque militaire. Plus encore, si les EU3+3 entendaient interdire à la république islamique toute forme d’enrichissement d’uranium sur son territoire, l’Iran se voit de facto reconnaître aux termes de l’accord intérimaire de Genève la possibilité d’enrichir à 3,5%.
A l’approche des négociations du 24 novembre 2014, il n’est pas certain que la « dernière » séquence de négociation aboutisse à un accord particulièrement substantiel, acceptable par tous.
En tout état de cause, compte tenu de ces éléments, il est donc probable que les Etats-Unis poursuivent de leurs côtés dans la voie bilatérale. En effet, si Washington y trouve l’occasion de manifester sa détermination à poursuivre la politique de dialogue relancée avec Téhéran, après plus de trente ans de relations conflictuelles, B. Obama sait surtout pertinemment que l’Iran est un allié indispensable dans la région pour faire face aux situations conflictuelles en Syrie et en Irak.
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[1] Le terme a été inventé par Robert Fisher et Willian Ury dans « Getting to Yes : negociating Agreement without giving in » (Boston, Houghton Mifflin, 1981).
[2] En témoignent, l’adoption par l’AIEA de 12 résolutions entre 2003 et 2012 et l’adoption de 6 résolutions par le CSNU entre 2006 et 2010.
[3] L’utilisation la plus connue de la Taqqiya consiste à masquer ses convictions religieuses par crainte de persécutions. Il s’agit là d’une pratique historique au sein de la communauté chiite, dans tous les cas où leurs rivaux sunnites étaient plus nombreux et constituaient une menace. La Taqqiya a ainsi longtemps été utilisée comme une partie intégrante de la stratégie militaire, employant la ruse pour tromper l’ennemi. (Pour une discussion détaillée, voir J. Esposito, The Oxford dictonary of Islam, Oxford university, 2003).
[4] NDLR : Pour autant, chacun pourra admettre qu’il s’agit d’une pratique bien partagée, au-delà de cet espace culturel.
[5] (2:225, 3:28, 3:54, 9:03, 16:106, 40:28, 66:2).
[6] A titre d’exemple, le 23 juillet 2005, dans une interview au journal iranien conservateur Keyhan, M. Rohani affirmait que le fait d’avoir négocié les étapes de suspension depuis octobre 2003 avait permis à l’Iran de surmonter la période la plus difficile, pendant laquelle l’éventualité d’une attaque militaire était très probable.
[7] Dans son rapport GOV/2010/46 du 6 septembre 2010, l’AIEA précise que les déclarations iraniennes à ce sujet sont concordantes avec un phénomène technique associé au démarrage des centrifugeuses.
[8] L’exemple le plus dimensionnant est le premier accord entre les EU3 et l’Iran le 21 octobre 2003 obtenu après des discussions difficiles sur le « périmètre » de la suspension des activités nucléaires. Au final, l’Iran acceptait de suspendre ses activités du cycle du combustible et de signer et mettre en œuvre le protocole additionnel de l’AIEA. Cet accord a été violé à plusieurs reprises jusqu’à ce que M. Laridjani propose de reprendre les négociations sans pré-conditions (donc sans retour à la suspension obtenue lors des premières négociations) dans une lettre envoyée aux Ministères des Affaires étrangères des EU3 en novembre 2005.
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