Géopolitique et démographie. L’analyse du déficit de filles en Chine montre qu’il peut, en interne, contribuer à des troubles sociaux ou à des difficultés sociales car, dans toutes les hypothèses, les comportements des deux sexes subissent les conséquences de ce déficit qui est une source d’instabilité sociétale. En outre, il peut conduire à des choix de politique extérieure pouvant occasionner des tensions internationales ou aller jusqu’à des conflits violents.
Dans le cadre de ses synergies géopolitiques, le diploweb.com est heureux de vous présenter cet article du recteur G.-F. Dumont, initialement publié dans la revue Géostratégiques, n°17, septembre 2007, pp. 69-86.
LES FAITS, l’enlèvement des Sabines , sont rapportés par Tite-Live dans son Histoire de Rome écrite il y a vingt siècles. Elle a inspiré de nombreux artistes, qu’il s’agisse de sculpteurs ou de peintres . Dans ces temps anciens, « déjà Rome était assez puissante pour ne redouter aucune des cités voisines ; mais elle manquait de femmes ; sans espoir de postérité au sein de la ville, les Romains étaient aussi sans alliances avec leurs voisins » (I,9). Romulus envoya des émissaires dans les villes voisines pour proposer des traités d’alliance reconnaissant le droit de mariage. Mais ces propositions étant rejetées, Romulus « dissimule son ressentiment et prépare, en l’honneur de Neptune équestre, des jeux solennels » auxquels furent conviées les tribus voisines de Rome, dont les Sabins qui « y accourent en foule » « aussi avec les femmes et les enfants ». Profitant du fait que l’attention des hommes était accaparée par les jeux, les Romains enlevèrent leurs femmes et leurs filles. Les Sabins retournèrent dans leur pays en dénonçant la violation des lois de l’hospitalité par les Romains.
Un peu plus tard, les Sabins attaquèrent Rome pour récupérer leurs femmes. Mais les Sabines, partagées entre leurs sentiments pour leurs maris et celui pour leurs pères, s’interposèrent dans la bataille, s’exposant aux lames des deux parties. Sabins et Romains s’en émurent et finirent par conclure un traité de paix. Selon Tite-Live, « une paix si heureuse, succédant tout à coup à une guerre si déplorable, rendit les Sabines plus chères à leurs maris, à leurs pères, et surtout à Romulus. » (I, 12)
Cet épisode, considéré comme mythique, peut-il aider à réfléchir sur les conséquences géopolitiques des déséquilibres démographiques que connaît la Chine, particulièrement son déficit de filles ? Mais d’abord, comment en est-on arrivé à ce déficit ? Il convient pour cela de rappeler la politique démographique mouvante de la Chine depuis l’instauration du pouvoir de Mao.
L’histoire démographique de la Chine des dernières décennies se présente comme un film à rebondissements, sous l’effet des politiques changeantes et des chocs vécus depuis la prise de pouvoir par Mao Zedong en 1949. Il faut rester humble et reconnaître une certaine difficulté à reconstituer précisément les chiffres démographiques, car les autorités chinoises n’ont livré aucune information détaillée sur leur population pendant plus de vingt ans : les résultats du recensement de 1953 n’ont été publiés qu’en 1957 et aucune statistique n’était alors fournie sur les décès et les naissances. En 1980, il s’est confirmé que les rumeurs sur l’existence d’un recensement en 1964 étaient fondées, mais la Chine n’a donné qu’un dénombrement de la population totale. La diffusion des statistiques s’est enfin améliorée depuis 1979, et les recensements de 1982 et 1990 sont jugés de bonne qualité.
Les tribulations de la démographie chinoise peuvent être reconstituées selon un calendrier très heurté. Les années 1949-1956 sont celles de l’utopie révolutionnaire. La caractéristique de cette première période suivant l’instauration du communisme est une assez grande homogénéité géographique du niveau de fécondité, au-dessus de six enfants/femme. Le taux de natalité est de l’ordre de 35 pour mille habitants. En théorie, cassant le pouvoir des nantis et des anciens dans la famille, la Révolution chinoise instaure l’égalité entre hommes et femmes, affirmant (1950) le principe de l’union par consentement mutuel et l’obligation de la monogamie. Mais le collectivisme se met en place. Dans l’immense Chine rurale, chaque famille paysanne doit donner à la commune populaire à laquelle elle est rattachée son mobilier et ses ustensiles de cuisine. Les époux sont séparés, hommes et femmes dormant dans des dortoirs distincts. Les enfants sont élevés par la communauté, les repas sont servis collectivement. Le nouveau régime considère qu’il n’y a pas de question démographique à laquelle le communisme ne puisse apporter automatiquement de réponse. Dans le même temps, il interdit les migrations des ruraux vers les villes, et prend même des mesures pour contenir, voire diminuer la population urbaine. La proportion de celle-ci dans la population totale reste en conséquence à un très faible niveau (encore 14,2 % en 1955).
Simultanément, la première étape de la transition peut s’accélérer car le retour à la paix intérieure imposée par la force permet de diffuser des règles élémentaires d’hygiène, via les institutions du nouveau régime. Le taux de mortalité s’abaisse de 18 pour mille habitants en 1949 à 11 pour mille en 1956. En conséquence, l’excédent naturel annuel s’élève progressivement, passant de 10-11 millions d’habitants en 1950 à 13-14 millions en 1956, année où l’on dénombre 582 millions d’habitants. Survient alors un premier revirement politique, et le régime entreprend une première campagne de limitation des naissances, qui fait long feu.
Suivent les « années noires » 1958-1961 : les campagnes se sont appauvries en raison de la priorité donnée à l’industrie lourde aux dépens de l’agriculture et des biens de première consommation. Pour lutter contre ces difficultés, le gouvernement lance les programmes dits du “ Grand bond en avant ” et de “ la marche sur les deux jambes ”, dont l’objectif est d’augmenter simultanément les productions agricole et industrielle en accentuant le caractère collectiviste du régime. Des décisions improvisées sont mises en œuvre en hâte, et conduisent à une véritable disette dont le paroxysme se situe au printemps 1961, sous l’effet supplémentaire de calamités naturelles (inondations, sécheresses, typhons). Compte tenu de la sous-alimentation, les “ années noires ” (découvertes ex post car la famine avait été masquée par l’absence de liberté de l’information) sont marquées par un abaissement des naissances dû à une moindre fertilité (aménorrhée notamment), par une nette hausse des décès et par une stagnation, voire une dépopulation dans certaines provinces. Elles ont un coût démographique équivalant en valeur relative à la Première Guerre mondiale pour la France. Puis, après le désastre du Grand Bond en avant (1961) et la grande famine, les familles se reforment. Les femmes sont moins infériorisées et davantage d’enfants vont à l’école.
Ensuite, en 1964-65, après les années noires, qui ont connu 15 à 30 millions de morts et une forte sous-natalité, un fort rattrapage des naissances se produit dans les familles ressoudées. La période 1962-1966 donne donc l’impression d’un phénomène de rattrapage, comme on en connaît après les guerres, avec un taux de natalité élevé poussant le taux d’accroissement naturel à la hausse, d’autant que la baisse de la mortalité reprend. Dans le même temps, quelques tentatives de programmes publics de planification familiale sont conduites, surtout dans le dessein de retarder l’âge au mariage. Au milieu des années 1960, la fécondité commence à baisser dans les villes.
En 1966, la Révolution culturelle, nouvelle tentative de “ voie chinoise vers le socialisme ”, interrompt les évolutions précédentes, et se désintéresse de la planification familiale. Parallèlement, l’idéologie de la révolution culturelle (1966-70) considère la sexualité et les liens familiaux comme contre-révolutionnaires. Vers 1970, la fécondité, estimée à 5,8 enfants/femme, commence à accentuer sa baisse.
Mais le régime est apeuré par la natalité des années 1960 qui n’est essentiellement qu’un phénomène de rattrapage. Après la fin des interventions des gardes rouges et le retour progressif au calme, Zhou Enlai peut édicter, en 1971, une directive faisant de la limitation des naissances “une politique nationale fondamentale”. Elle repose sur le slogan “wan, xi, shao” (tard, espacé, peu) préconisant le mariage tardif, l’espacement et la réduction des naissances, surtout pour les urbains. Les trois axes de la politique de contrôle des naissances que lance Zhou Enlai, avec l’appui du Parti, sont les suivants : des quotas de naissances sont fixés jusqu’aux unités de base, chargés de désigner les femmes autorisées à concevoir un enfant ; des normes de procréation sont fixées (élévation de l’âge légal au mariage, nombre d’enfants, avortement obligatoire en cas de grossesse hors plan, intervalle minimum entre la première et la deuxième naissance) ; enfin, la planification des naissances devient une tâche politique, qu’il serait contre-révolutionnaire de ne pas pratiquer.
La fécondité en Chine
L’indice de fécondité s’abaisse de 5,44 enfants par femme en 1971 à 3,57 en 1975, puis à 2,75 en 1979. Faut-il attribuer cette diminution à la nouvelle politique ? Les spécialistes sont sceptiques. D’une part, la baisse de la fécondité commence chez les femmes nées au milieu des années 1930, avant tout programme de limitation des naissances. D’autre part, l’appareil administratif des décisions de 1971 n’est installé qu’en 1974, alors que la fécondité connaît déjà une évolution descendante. Selon les spécialistes de la Chine, le plan de 1971 n’a pas provoqué de tendances baissières de la fécondité, car il s’est greffé sur la réduction de la famille en cours ; accompagnant l’évolution, il a sans doute entraîné sous la contrainte une accélération de la baisse.
Le mouvement naturel en Chine
Les nouvelles décisions prises à partir de 1978 semblent confirmer cette analyse puisqu’il s’agit de corriger le plan de 1971, dont les résultats sont jugés insuffisants par le Parti. Pourtant, le taux de natalité a diminué de moitié, passant de 43,8 naissances pour mille habitants par an dans les années 1950-1955 à 21,5 par an en 1975-1980, et le retard de l’âge au mariage améliore la situation des jeunes filles et des femmes. Mais, devant l’arrivée à l’âge fécond des générations nombreuses nées après la famine, le parti juge cette baisse insuffisante, radicalise sa politique démographique et instaure la norme, terrible pour les familles chinoises, de l’enfant unique (1979). Le gouvernement, dans le cadre de la politique des Quatre modernisations (de l’agriculture, de l’industrie, de la science et des techniques, et de la défense), révise à la baisse ses objectifs démographiques : 1,2 milliards en l’an 2000 et un taux d’accroissement nul. Au plan des familles, cela signifie l’élimination des naissances de rang trois ou plus, et des proportions très élevées de couples à enfant unique, d’où la dénomination courante de politique de “ l’enfant unique ”. La limitation des naissances devient une obligation légale des époux (texte de 1980, Constitution de 1982). Elle est mise en œuvre avec toute une panoplie d’avantages pour ceux qui la respectent et des sanctions pour les autres. Son application se déploie par le recours à des méthodes coercitives, avec notamment la campagne de stérilisations et d’avortements forcés de la fin 1982.
Les gouvernements de province sont chargés d’édicter les conditions et contraintes, plus ou moins strictes selon les régions, de son application. En milieu rural, la résistance est forte. Dans les provinces les plus prospères, les “lignées” familiales puissantes rappellent les grands principes : ”Le manque de piété filiale se manifeste sous trois formes et ne pas avoir de descendant est la plus blâmable”. On défie directement le pouvoir : dans les années 1980, 30% des filles sont mariées avant l’âge légal (20 ans) ; des possibilités pour les femmes d’aller accoucher d’un second ou d’un troisième enfant dans une autre commune que la leur existent ; l’obligation de contraception n’est pas respectée. En avril 1984, le Comité central doit concéder des autorisations à avoir 2 enfants, surtout en milieu rural et pour les minorités ethniques. La politique souvent dénommée “ de l’enfant unique ” montre donc ses limites dès 1984. Elle est certes officiellement maintenue, comme l’ont à nouveau déclaré à Pékin les responsables politiques, lors de la conférence 1997 de l’Union internationale pour l’étude scientifique de la population. Mais, dès le milieu des années 1980, le pouvoir renonce officiellement à cette politique pour de nombreuses minorités ethniques qui se sentent menacées, puis l’abandonne de facto dans des zones rurales, où la coercition administrative devient de plus en plus incompatible avec les réformes économiques. En privatisant de nombreuses parcelles agricoles, le gouvernement peut plus difficilement lier par contrat les niveaux de production agricole et la planification des naissances. Et le nombre moyen d’enfants par femme dans le riche Guangdong reste supérieur à 3... Enfin, en 1978, les réformes de Deng Xiaoping introduisent un système de responsabilité dans la production agraire et le retour à l’économie familiale fait resurgir les structures, les valeurs et les rites de la famille traditionnelle. Le culte des ancêtres, l’obligation sacrée envers les parents, la volonté acharnée d’avoir au moins un fils et l’infériorisation des femmes et des filles redeviennent les valeurs fondamentales.
Malgré la deuxième loi sur le mariage (1980), la plupart des mariages se font sur présentation avec approbation des parents. Les jeunes ménages vivent avec les parents. L’assistance matérielle fonctionne dans les deux sens : des parents aident leurs enfants adultes, des enfants adultes remettent leur salaire à leurs parents quand ils vivent chez eux. Les ressources mises en commun sont employées pour les besoins de la famille élargie : culte des ancêtres, activités financières, établissement des fils mariés, écolage des enfants. Les rôles par sexe sont tranchés : nam zhu wai, nü zhu nei (les hommes s’occupent dehors, les femmes s’occupent dedans) - encore que leurs quatre heures quotidiennes de tâches ménagères ne libèrent pas les femmes des travaux agricoles. La pression parentale s’exerce sur les jeunes mariés pour appeler la venue du petit-fils.
Pendant ce temps, les familles rurales, traditionnellement fécondes (6 enfants par femme en 1950), résistent à la politique de limitation à l’enfant unique et l’indice de fécondité parmi elles est encore de 2,5 enfants par femme en 2003, sachant que l’enjeu est de s’assurer d’un descendant mâle : yang’er fang lao (“élever un fils pour préparer sa vieillesse”) sachant que ses familles ne disposent d’aucun système de retraite.
Entre les troisième et quatrième recensements (1982-1990), la population chinoise s’accroît plus vite que les objectifs arrêtés par le gouvernement, passant de 1 012 à 1 134 millions d’habitants. Mais le suivi précis des réalités démographiques devient difficile, car la dégradation de l’enregistrement des naissances, due à la dissimulation des naissances hors plan par les parents, et à la falsification par les cadres qui veulent donner l’impression à leurs supérieurs d’avoir respecté leur quota, est constante.
Néanmoins, une loi de 2002 « sur la population et la limitation des naissances » réaffirme le principe d’un enfant par couple. Les résultats d’une quarantaine d’années d’application de la politique démographique coercitive chinoise sont surprenants : la fécondité, certes abaissée en dessous du seuil de remplacement des générations, reste plus élevée que dans des pays qui, comme Taiwan ou la Corée du Sud, n’ont pas mis en place une telle politique contraignante. En outre, les différences de taux de natalité selon les régions mettent bien en évidence que d’autres éléments interfèrent avec la politique démographique coercitive chinoise.
Les effets régionaux différenciés de la politique démographique chinoise : d’importants écarts de taux de natalité selon les provinces
En fait, la politique démographique officielle atteint des résultats fort différents selon les régions. Mais, partout, elle génère des effets pervers, en raison de la préférence traditionnelle pour les garçons, justifiée par l’absence généralisée de retraite et par le fait que les filles, en se mariant, quittent la famille. Diverses pratiques se sont développées, tels l’avortement sélectif des fœtus féminins après identification de leur sexe au moyen de l’échographie, l’infanticide de bébés de sexe féminin, l’abandon préférentiel des filles.
Les conséquences démographiques de ces effets pervers se constatent avec des rapports de masculinité à la naissance particulièrement élevés allants jusqu’à 122 pour les naissances de rang deux, et une surmortalité importante des filles avant l’âge de cinq ans.
Pourtant, quand fut promulguée la politique de l’enfant unique (1980-84), les paysans y résistèrent parfois violemment. Le gouvernement comprit qu’il fallait être plus indulgent dans les régions pauvres, essentiellement agricoles, où les paysans eurent droit à 2 enfants si le premier bébé était de sexe féminin. En 1989, une naissance sur 2 en milieu rural était “non planifiée”. Et même dans les provinces qui s’enrichirent, comme le Guangdong et le Fujian, les clans et chefs de famille négocièrent de puissance à puissance et obtinrent des dispenses. Duo zi duo fu : “plus on a d’enfants, plus on est heureux”, dit leur adage. Surtout des garçons : yang’er fang lao : “élever un fils pour préparer sa vieillesse” car, rappelons-le, il n’y a pas de retraite pour les paysans, et la fille part dans la famille de son mari. S’il faut réduire sa descendance, on cherche donc à avoir moins de filles. En milieu rural, on observe vite un inquiétant déficit de filles.
Dans le monde entier , il naît environ 105 garçons pour 100 filles, et ce même rapport de masculinité à la naissance était constaté en Chine dans les années 1960 et 1970. Mais, dans les années 1980, il monte à 113,8 et atteint 115,6 en 1995. Dans nos années 2000, il est surtout dû à des avortements sélectifs consécutifs à des échographies ou des analyses du liquide amniotique, pourtant prohibés par la loi en 1991. Il atteint 132 garçons pour 100 filles pour les naissances de rang 3 - dernières tentatives pour avoir un fils. Si l’infanticide, sévèrement puni, semble rare, le taux de mortalité des filles de 0 à 5 ans reste préoccupant, anormalement élevé : 40,8 ‰ en 1995 contre seulement 30,5 ‰ pour les garçons, alors que, dans le monde entier, on observe toujours une surmortalité infantile masculine. En outre, l’écart en défaveur des filles s’accroît avec les années. Les nourrit-on moins bien ? S’abstient-on d’aller chercher le médecin pour elles ?
Le taux de masculinité en Chine
Pour les femmes, la période de la politique drastique de l’enfant unique n’est pas favorable, surtout en milieu rural : elles sont massivement contraintes de se faire poser un stérilet ou surtout de se faire stériliser (méthodes dites “de longue durée”, que les autorités peuvent mieux contrôler que la prise de pilule). Les filles deviennent indésirables, car elles privent leurs parents de la possibilité de mettre au monde un fils. En résumé, toute une panoplie peut être utilisé pour écarter la venue redoutée d’une fille (avortements sélectifs touchant seulement les fœtus féminins, infanticides, sous-déclarations, les abandons) , et, quand une fille est là, nourriture et soins lui sont souvent mesurés - ce qui s’est traduit par une surmortalité infantile des filles en vive croissance. Le déficit de filles dans les générations nées après 1980 s’élève, en 1990, à 5 millions. En 1992, le gouvernement édicte une loi “interdisant les noyades et abandons de fillettes”.
Au total, au début du XXIe siècle, la composition par âge et par sexe de la Chine se trouve particulièrement heurtée du fait des bouleversements politiques et des secousses nées de politiques démographiques changeantes .
Le déséquilibre entre les sexes en Chine
La pyramide des âges de 2005 met en évidence des écarts considérables entre les sexes, nettement supérieurs à ce que l’on constate généralement. Dans la tranche 0-4 ans, la Chine compte un nombre de garçons supérieur de plus de 5 millions à celui des filles, soit 114 garçons pour 100 filles ; dans la tranche 5-9 ans, l’écart est de plus de six millions, avec la même proportion de 114 garçons pour cent filles ; dans la tranche 10-14 ans, l’écart est de plus de cinq millions, avec une proportion de 111 ; dans la tranche 15-19 ans, l’écart est également de 5 millions.
De tels chiffres ont diverses conséquences, à commencer par celles de nature démographique et sociétale.
La population de la Chine
Le déficit de filles semble accentué par une politique sanitaire qui profite aujourd’hui davantage aux garçons qu’aux filles. Contrairement à la norme assez générale dans le monde, le taux de mortalité infantile, qui a baissé chez les garçons dans les années 1980 et 1990, aurait augmenté pour les filles, notamment en raison d’une moindre attention portée à leur alimentation comme à leur santé.
Les conséquences sont multiples et variées La relative rareté du sexe féminin provoque diverses réactions psychologiques chez des hommes qui peuvent se sentir négligés et qui ne voient de réponse à leur frustration que dans des rencontres avec des prostituées. Une autre réponse consiste à rechercher des femmes à l’étranger – c’est déjà le cas, notamment vers le Vietnam – tout particulièrement pour les Chinois disposant de moyens financiers. La peur de perdre une femme, alors que leur rareté est attestée, peut aussi inciter à des violences conjugales. Le déficit de femmes peut enfin favoriser des comportements adultérins.
Au plan démographique, le simple remplacement des générations peut être remis en cause puisque, dans une population où le taux de masculinité est élevé en raison d’un déficit de filles, il nécessite pour être atteint une fécondité plus élevée. Or, la fécondité est estimée en Chine à 1,6 enfant par femme en 2006 alors que le seuil de remplacement nécessiterait dans ce pays une fécondité de 2,2 à 2,3 enfants par femme. La population de la Chine pourrait en conséquence voir son vieillissement intensifié par le déficit des filles. Les projections moyennes, une fois épuisés les effets de vitesse acquise, envisagent d’ailleurs un plafonnement de la population chinoise puis sa diminution à partir de 2030.
En géopolitique interne, la politique démographique coercitive du régime chinois n’a cessé de susciter des oppositions : opposition par souci de pérennité démographique, opposition au nom de la solidarité sociale et culturelle entre les générations, opposition aux amendes fiscales instaurées par la loi et à la méthode parfois brutale de perception utilisée, opposition en raison des inégalités ressenties à l’égard de certains territoires ou de catégories aisées de la population qui se trouvent écartés, de jure ou de facto, des contraintes de cette politique démographique coercitive.
Comme évoqué ci-dessus, le souci de pérennité démographique s’est manifesté dès les premières années de la politique malthusienne auprès des minorités ethniques, qui ont vite compris que les règles de limitation des naissances pouvaient entraîner leur déclin, voire leur disparition démographique. Le régime a rapidement dû reculer et accepter des aménagements spéciaux pour les minorités.
L’application de la politique démographique coercitive symbolise les risques de désordre sociaux existant en Chine dans la mesure où diverses réalités sont mal acceptées, comme l’écart croissant de revenus entre les ruraux et les citadins ou la corruption endémique de fonctionnaires provinciaux. En juin 2007, l’agence officielle de presse Chine nouvelle a dû admettre, aveu assez rare, que des révoltes contre le contrôle autoritaire des naissances avaient bien eu lieu dans la province du Guangxi, au moment où le régime venait de décider de renforcer l’application de la loi, devant la peur d’un nouveau « rebond » démographique . Selon Le Monde, « Quelque 50 000 paysans ont manifesté dans le Guangxi, les 18 et 19 mai, contre les fortes amendes et les avortements infligés par les fonctionnaires du planning familial. Des dizaines de milliers de paysans ont violemment manifesté, en fin de semaine dernière, dans plusieurs districts de la région autonome du Guangxi (sud de la Chine) pour protester contre la politique de contrôle des naissances. Dans une ville au moins, cette manifestation aurait dégénéré en confrontation avec des centaines de policiers, ont raconté des témoins cités par l’Agence France-Presse. Des véhicules officiels ont été brûlés ainsi que des bâtiments publics. La colère de ces agriculteurs a été provoquée par l’envoi de fonctionnaires chargés de faire payer des amendes à tous ceux qui avaient eu trop d’enfants. Le souci d’assurer ses vieux jours pour des paysans dépourvus de retraite et des traditions patriarcales ancrées dans les mentalités font souvent préférer les garçons aux filles » .
Les ruraux pourraient un jour s’interroger sur les conséquences de la politique démographique coercitive en matière de déficit de filles. Si, en outre, comme constaté dans des pays développés, l’émigration vers la ville est plus féminine que masculine, le déficit de filles dans les zones rurales pourrait être nettement supérieur à la moyenne nationale.
Par ailleurs, les Chinois peuvent aussi s’interroger sur la politique démographique lorsqu’ils constatent qu’elle ne touche guère plus ceux qui se sont enrichis et qui ont les moyens de payer les amendes ou qu’elle n’est pas appliquée dans l’ancienne colonie britannique de Hong Kong, malgré son rattachement à la Chine en 1997. On a constaté depuis cette date un fort « tourisme d’accouchement » des Chinoises du continent, Hong Kong étant en outre synonyme d’avantages sociaux, d’une meilleure éducation et de facilités de déplacements à l’étranger. Depuis février 2007, les autorités de Hong Kong tentent, par des mesures indirectes, de limiter le nombre des Chinoises du continent qui viennent y accoucher .
Les différentes raisons précisées ci-dessus susceptibles de créer des désordres internes peuvent s’additionner. Si, pour le moment, le déficit de jeunes femmes n’a pas donné lieu expressément à des manifestations, il peut nourrir implicitement d’autres mécontentements économiques ou sociaux. Il doit donc être considéré comme une question de géopolitique interne en raison des discordes sociales qu’il peut stimuler. Mais cela peut être aussi une question de géopolitique externe, comme il convient désormais de le montrer.
En effet, dans un territoire connaissant un déficit de filles et donc, a contrario, un surcroît d’hommes, différentes réactions sont possibles.
Une première réaction peut consister à susciter l’émigration d’hommes escomptant trouver ailleurs des compagnes devenues rares dans le territoire d’origine. À supposer que la Chine ait une émigration masculine accentuée pour cette raison, cela aurait pour effet de diminuer sa population active et, sans doute, une partie de sa population active la plus dynamique, car c’est souvent parmi ces personnes que le courage de migrer est le plus grand, sachant que la migration est toujours une aventure.
Une deuxième réponse à un surcroît d’hommes consisterait à déployer des activités dans lesquelles on a davantage recours à des hommes qu’à des femmes . Parmi celles-ci figurent évidemment les activités militaires sous leurs différents aspects. Entreprendre une large mobilisation pour le service militaire ou allonger ce dernier serait un moyen de distraire, au sens premier du terme, le sexe masculin de ses préoccupations dues au manque de femmes. Et comme il faut occuper les armées, on peut imaginer de nombreuses façons d’utiliser les soldats pour des opérations à l’intérieur du pays ou sur des territoires dont l’appartenance à la Chine n’est pas reconnue (Paracel, Spratley), ou encore sur d’autres territoires.
Une autre solution consiste à mettre en place une politique migratoire favorisant la venue de femmes, avec des avantages économiques et juridiques spécifiquement octroyés aux immigrantes par la politique migratoire ou par la politique de naturalisation. Comme il n’est pas sûr que les pays d’origine de ces femmes apprécient de telles décisions, des inimitiés géopolitiques pourraient s’ensuivre.
Enfin, si la Chine avait besoin, pour calmer son opinion publique, de se procurer des femmes par tous les moyens, cela pourrait aboutir, si nous voulions pousser jusqu’au bout notre parallèle historique, à un nouvel « enlèvement des Sabines » qui ne serait plus mythique, comme on le pense pour l’histoire romaine, mais réel. Pourrait-il se produire en août 2008, à l’occasion des Jeux Olympique de Pékin, équivalent contemporain des jeux romains solennels en l’honneur de Neptune ? En tout état de cause, si le parti unique est aussi habile que Romulus, un équilibre géopolitique pourrait être trouvé in extremis, mais après une guerre. Si le parti se révèle moins habile que Romulus, c’est tout de suite le risque de guerre, avec toutes les conséquences qu’il faut envisager.
Dans tous les cas, et même sans aller jusqu’au scénario du précédent paragraphe que certains lecteurs considéreront, comme de pures divagations, il apparaît qu’un déséquilibre incontestable entre les sexes dans un État ne peut être considéré comme neutre vis-à-vis des évolutions géopolitiques internes et externes, car il s’inscrit dans cette loi de la géopolitique des populations que j’ai dénommée « la loi du genre » .
Disposant de la population la plus nombreuse des États du monde et étant la seule milliardaire en habitants avec l’Inde, la Chine bénéficie de ce que nous avons appelé « la loi du nombre » . Mais la géopolitique des populations énonce d’autres lois, notamment cette « loi du genre » qui pose que la répartition par sexe dans une population peut influencer les évolutions géopolitiques. Le déséquilibre des sexes, qui s’accentue en Chine, ne peut être sans effet mais aura au contraire des conséquences quantitatives et qualitatives. Par exemple, du point de vue quantitatif, le seuil de remplacement des générations, que l’on fixe à 2,1 enfants par femme dans les pays à haut état sanitaire, doit évidemment être rehaussé si les générations féminines sont nettement moins nombreuses que celles des garçons. Toujours sur le mode quantitatif, on peut s’interroger sur le concept de polyandrie, si le déficit de filles subsiste. Une autre hypothèse consiste à compenser le déficit de filles par des écarts d’âge croissants entre homme et femme dans les couples. Enfin, existe la solution consistant à atteindre cet objectif de compensation par l’émigration (l’« exportation » ?) d’hommes ou par l’immigration (l’importation ?) de femmes, mouvements démographiques qui ne peuvent qu’avoir des conséquences géopolitiques.
Au plan qualitatif, l’analyse du déficit de filles en Chine montre qu’il peut, en interne, contribuer à des troubles sociaux ou à des difficultés sociales car, dans toutes les hypothèses, les comportements des deux sexes subissent les conséquences de ce déficit qui est une source d’instabilité sociétale. En outre, il peut conduire à des choix de politique extérieure pouvant occasionner des tensions internationales ou aller jusqu’à des conflits violents.
Mise en ligne initiale le 16 juin 2008
Voir le site de la revue Géostratégiques
Voir le site de la revue Population & Avenir
SAS Expertise géopolitique - Diploweb, au capital de 3000 euros. Mentions légales.
Directeur des publications, P. Verluise - 1 avenue Lamartine, 94300 Vincennes, France - Présenter le site© Diploweb (sauf mentions contraires) | ISSN 2111-4307 | Déclaration CNIL N°854004 | Droits de reproduction et de diffusion réservés
| Dernière mise à jour le mercredi 18 décembre 2024 |