Depuis 2006, ce sont près de 30 M ha de terres, l’équivalent de la SAU (Surface Agricole Utile) française, qui ont fait l’objet de transactions dans le monde. L’hectare devient un actif à la mode. Des financiers comme George Soros, des fonds spéculatifs comme Altima ou Quantum font de la terre leur placement spéculatif favori face à la volatilité des marchés céréaliers. La variété et l’imprécision des chiffres fournis donnent la mesure du phénomène : peut-on parler de 20 M ha, comme l’évaluent la Banque mondiale et la FAO (Food and Agriculture Organisation) ? De 10 M ha cédés dans le seul sud du Sahara en 2008, de 30 M ha ou de 45 M ha en 2009 dans cette même zone ? Ces seules imprécisions valent aveu de confusion, de précipitation sur cette nouvelle richesse. Après le pétrole, les minerais, les terres rares, les minerais stratégiques : les terres agricoles à cultiver, voilà le nouveau mot d’ordre ! Cet article est illustré d’une carte.
Dans le cadre de ses synergies géopolitiques, le Diploweb.com vous présente un article d’Alain Nonjon publié sous le titre "La globalisation foncière, nouvel enjeu de la mondialisation" dans le n°134 d’Espace prépas (nov.-2010).
. Le monde vit encore sous la menace de la crise alimentaire de 2008, malgré les bonnes récoltes enregistrées en 2008 et en 2009. Fin 2009, trente-et-un États étaient encore inventoriés comme des États en crise agroalimentaire par la FAO. La martingale de l’échec alimentaire est en place : stocks de niveau très moyen (517 Mt de céréales, du riz et du maïs surtout) ; achats purement spéculatifs face à l’hésitation des marchés financiers (sur la seule décennie 1997-2006 : hausse de 15 à 40 % pour le blé, le maïs, les céréales secondaires et les huiles végétales) ; petits agriculteurs en mal de soutiens et prix artificiellement élevés.
. Il n’y a aucune raison pour que cette tendance ralentisse avec l’accroissement démographique mondial, la poussée inexorable des classes urbaines dans les pays émergents de plus en plus exigeantes en termes nutritionnels, le déversement urbain dans des zones fertiles des deltas ou encore l’augmentation du coût des transports, appelant à une diversification des ressources. Les catastrophes naturelles, les déficits mauritaniens ou somaliens, les problèmes structurels de transports sont autant de rigidités difficilement levées.
. D’ici à 2050, la production agricole devra croître de 70 % pour répondre à l’augmentation des besoins de la population. La pression est à la mesure de la pénurie de terres cultivables dans le monde, de leur inégale répartition, de la faible augmentation des terres plantées et cultivées (1,5 Md ha, soit 10 % des terres émergées, avec un jeu à somme nulle entre les terres défrichées et conquises sur la forêt — comme au Brésil, en Indonésie ou en Afrique — et celles perdues par l’érosion), la salinisation de terres mal irriguées, les besoins urbains, le réchauffement climatique et les besoins croissants tant agricoles (biocarburants) qu’énergétiques ou industriels. En rang désordonné, des pays anticipent donc ces pénuries et se lancent dans la quête de terres…
. Le phénomène est ancien : dès le XIXe siècle, l’achat ou la location de terres ont été à la base de l’essor des cultures spéculatives de plantation, avec une domination directe ou indirecte (United fruit). L’expression « république bananière » n’avait d’autre objet que la désignation de ces territoires vassalisés par des multinationales alimentaires. Mais le mouvement observé aujourd’hui a trois spécificités : la diversité des pays impliqués (Libye, Chine, Corée du Sud), celle des organismes mobilisés (fonds souverains, sociétés privées) et des contrats signés, sa rapidité et son caractère planétaire. Il ne s’agit pas à proprement parler de stratégie nationale mais de stratégies privées cautionnées, ou carrément encadrées, par des États.
. La Chine en est un acteur essentiel. Avec 7 % des terres arables, elle doit nourrir 22 % de la population mondiale. Résultat ? Une quarantaine de sociétés agricoles chinoises sont implantées dans trente nations sur les cinq continents. Près de 400 km2 de terres kazakhes ont ainsi récemment été cédées à Pékin. Ces fermes produisent surtout les denrées qui manquent en Chine : riz, soja et maïs notamment.
. L’Arabie saoudite troque pétrodollars contre terres : elle veut réviser des programmes pharaoniques intérieurs d’autosuffisance alimentaire. Seule alternative ? Cet impérialisme foncier. Malgré un excédent céréalier, l’épuisement des nappes phréatiques et la pression sur des nappes fossiles ont fortement incité le royaume saoudien à réduire la portée de ces programmes et à aller chercher le complément… au Soudan.
. La Corée du Sud mobilise ses chaebols pour racheter des terres à Madagascar ou en Argentine. Le Japon, par des accords de swaps, troque une partie de la dette de certains pays latino-américains contre des terres. Les fonds souverains, nouveaux acteurs de la finance mondiale, deviennent des acteurs de ces marchés fonciers, conseillés par des sociétés spécialisées comme la Bidwells Property, société britannique d’expertise foncière.
. L’Afrique subsaharienne, et particulièrement le Soudan, Madagascar, le Mozambique, le Mali et l’Ouganda, deviennent des proies faciles. L’Éthiopie, terre de famine, regarde du côté des acheteurs du Golfe. Selon les données de l’ONG espagnole GRAIN, c’est sur ce continent que sont acquises les 2/3 des terres. En Ukraine, des investisseurs peuvent même louer des terres (Morgan Stanley : 40 000 ha ; Renaissance Capital, un hedge fund russe : 300 000 ha). L’Argentine offre des opportunités, mais dans cette « globalisation foncière » (M. Foucher), des États comme la Malaisie, l’Indonésie ou les Philippines ouvrent aussi de bons placements.
Cette course à la terre peut être assimilée à un néocolonialisme économique. Jacques Diouf, directeur général de la FAO, dénonce « l’émergence d’un pacte néocolonial pour la fourniture de matières premières, sans valeur ajoutée pour les pays détenteurs des sols ». Les nombreux contrats, les baux emphytéotiques (de très longue durée) sont flous. Les contreparties des compagnies et des États étrangers venant acquérir des terres sont distribuées en pointillé. L’agrobusiness peut, une fois de plus, expulser l’agriculture vivrière paysanne et accélérer l’exode rural alors que les villes africaines explosent déjà… Un tel impérialisme foncier fait débat :
. Comment évaluer les terres disponibles alors que le problème du droit à la terre n’est pas déjà pleinement réglé et comment faire cohabiter, comme c’est souvent le cas, des titres de propriété formels et des droits coutumiers d’usage, ou encore concilier la capture de terres et la préservation de la biodiversité ?
. Comment ne pas exclure les communautés paysannes en facilitant les rachats de terres par des groupes étrangers ? Comment éviter l’accélération de l’exode rural et donc la perte de repères familiaux et tribaux et écarter les risques de résistance plus ou moins organisée, comme à Madagascar où, malgré les promesses de Daewoo Logistics, les 1,3 M ha cédés seront exploitées sur un mode intensif (4 hommes et une hypermécanisation remplaceront 2 000 familles pour gérer 1 000 ha !) ?
. Comment les États gardes-barrières, souvent corrompus, vont-ils pouvoir gérer ces intrusions ? Le classement de certains pays concernés par Transparency International fait craindre que rachat rime avec prébendes et corruption. La loi peut être détournée : la législation malgache interdit à un opérateur étranger d’acheter plus de 2,5 ha, mais Daewoo Logistics y a conclu un contrat de location de 99 ans sur 1,3 M ha ! Au Pérou, au Mexique et au Brésil, les règles du jeu sont mieux définies.
. Comment ne pas voir que cette appropriation de terres s’intègre à des logiques impériales, comme lorsque la Libye et la société Malibya Agriculture investissent au Mali, dans le Delta intérieur du Niger, avec, en arrière-plan, le rêve d’une grande Libye de Mouammar Kadhafi, le roi des rois d’Afrique ?
. Comment choisir entre une extraversion des productions ou un partage, surtout dans des pays où la situation alimentaire est particulièrement délicate (au Pakistan, 45 M de personnes vivent dans l’insécurité alimentaire à l’heure où des terres vont être louées à l’Arabie saoudite…) ?
. En 2011, sous la présidence française, le G20 devrait aborder ces problèmes. Un « code de bonne conduite » (acteurs responsables, assurance de sécurité alimentaire pour la population, transparence, etc.), comme celui édité en septembre 2010 par la Banque mondiale, paraît utile, même s’il ne sera pas suffisant. Une autre voie est explorée, celle du contract farming, qui établit un contrat de longue durée et évite l’achat de terres et la disparition des droits d’usage. Encore faut-il savoir comment garantir les principes énoncés.
. Pour autant, l’avenir de l’agriculture mondiale et les projets d’indépendance alimentaire ne dépendent pas de cette nouvelle course aux terres. L’avenir est plutôt dans un soutien à l’agriculture. Au Malawi, l’État, en prenant ses droits, a amélioré la situation en phase avec l’objectif fixé à Maputo en 2003 d’accorder, a minima, 10 % du budget national à l’agriculture. Les aides au développement devraient reprendre le chemin de l’agriculture (18 % de l’APD — Aide Publique au Développement — en 1980, contre 5 % en 2010). La recherche d’une deuxième révolution verte plus diversifiée en Afrique apportera aussi des solutions. L’amélioration des techniques devrait également porter ses fruits, surtout lorsque l’on sait que l’Afrique consomme 8 kg d’engrais à l’hectare. Mais le combat concernera aussi sur les structures agricoles : transactions, formation, commercialisation et mobilisation des banques locales. Enfin, il faudrait regarder du côté du commerce international où subventions des uns et protection démantelée des autres mènent à la lente régression de l’agriculture, parallèlement aux gaspillages. Ce sont là les véritables pistes du futur pour adapter production et consommation mondiale et les seules voies pour nourrir 9,1 milliards d’humains en 2050 – contre 6,8 aujourd’hui – en lieu et place de ce Monopoly foncier (Virginie Raisson, 2033, Atlas des futurs du monde). Mais il y a urgence : « Tout peut attendre, excepté l’agriculture… », Jawaharlal Nehru, 1948.
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