C. Ashton à mi-mandat : bilan ?

Par Louis MAXIMIN, le 4 décembre 2011  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Diplomate

Deux ans après sa nomination, Lady Catherine Ashton trouve peu de défenseurs en public, et les critiques se font souvent très dures en privé. Pour tenter de la juger alors qu’elle arrive bientôt à mi-mandat (l’échéance de la nouvelle Commission est la fin 2014), il faut se demander pourquoi on l’a nommée et ce qu’elle a fait jusqu’à maintenant.

Pourquoi Madame Ashton ?

C’EST parfois le hasard qui conduit l’Histoire. Lorsque la Commission Barroso fut arrivée à la fin de son premier mandat en 2009, il fut question de reconduire son Président. Mais il fallait aussi nommer un Président du Conseil européen, conformément au traité de Lisbonne, et on envisagea Tony Blair, ancien Premier ministre britannique. Il était cependant difficile de nommer à la tête du Conseil européen quelqu’un qui s’était décrédibilisé en soutenant la guerre en Irak en 2003, et qui provenait d’un pays n’adhérant pas à toutes les politiques de l’UE. Alors on finit (à Berlin puis à Paris) par penser à M. Van Rompuy, originaire d’un petit pays (la Belgique) proche du cœur franco-allemand de l’Europe.

Le nouveau poste de Haut Représentant était probablement la troisième nomination la plus importante, puisqu’il était substantiellement rehaussé avec le traité de Lisbonne (fusion avec le poste de commissaire aux relations extérieures, présidence continue du conseil des ministres des affaires étrangères). Face à MM. Barroso et Van Rompuy, tous les deux conservateurs et issus de petits pays, il fallait idéalement une femme, de gauche, et issue d’un grand pays – grand pays qui avait des raisons d’être le Royaume-Uni, puisque c’est à lui qu’on avait pensé attribuer le poste de Président du Conseil européen.

On a certes pensé à M. David Miliband, ministre des affaires étrangères britannique, qui avait un peu d’expérience pour le poste, mais celui-ci préféra rester outre-Manche pour se consacrer à son avenir politique (ce qui lui a peu réussi jusqu’à présent, puisque c’est son frère Ed qui a été porté à la tête du parti travailliste). On a aussi pensé à Massimo d’Alema, ancien Premier ministre italien, homme d’expérience également, mais ancien communiste, ce qui ne plaisait guère aux nouveaux Etats membres de l’Est. Et encore à Elisabeth Guigou, ancienne ministre dans des gouvernements de gauche en France, spécialiste de longue date des questions européennes, mais celui qui aurait pu la nommer (Nicolas Sarkozy) préféra cibler le poste de commissaire au marché intérieur pour y placer un homme de son camp politique, Michel Barnier, par ailleurs entièrement légitime et compétent pour ce poste.

Et c’est ainsi que le sort tomba sur la figure parfaite de Mme Ashton : parfaite dans les critères de sélection politique, mais totalement dépourvue d’expérience des affaires diplomatiques (et ce n’était pas les quelques mois passés comme commissaire au commerce qui lui avaient donné cette expérience). A-t-on dès le départ voulu affaiblir la fonction en y nommant une personnalité incompétente ? Ou pensait-on au contraire rendre un service à la diplomatie européenne en y impliquant le pays le plus eurosceptique, comme Nicolas Sarkozy l’a prétendu ? La façon dont on l’a nommée traduit plutôt une indifférence des principaux dirigeants des Etats membres devant les enjeux de la nouvelle diplomatie européenne, et un manque total de volonté pour la muscler et s’en servir.

Réalisations bureaucratiques et diplomatiques

Sans expérience des affaires diplomatiques, Mme Ashton a dû d’emblée affronter les enjeux bureaucratiques de la mise en place du nouveau service diplomatique européen (« service européen pour l’action extérieure »), devant réunir des fonctionnaires de la Commission, du Secrétariat du Conseil, et des diplomates des Etats membres.

D’emblée, le président de la Commission européenne avait marqué son territoire en attribuant à des commissaires des compétences sur lesquelles le nouveau SEAE pouvait empiéter, en particulier la politique de voisinage (pour les pays de l’Est de l’Europe et du sud de la Méditerranée), l’aide au développement, et l’aide humanitaire.

Les Etats membres n’ont pas été en reste. Le Royaume-Uni ayant décroché le poste de « numéro un », les Français revendiquèrent la deuxième place, et arrachèrent de haute lutte le poste de Secrétaire général exécutif du service, attribué à Pierre Vimont, un diplomate chevronné du Quai d’Orsay. D’autres revendiquèrent aussi leur dû : Pierre Vimont a été flanqué de deux adjoints venus des diplomaties allemande (Helga Schmid, déjà bien rodée dans les institutions européennes) et polonaise (Macieh Popovski, un ambassadeur lui aussi en poste à Bruxelles). Dans le ballet des hauts fonctionnaires européens, les Français perdaient par ailleurs Pierre de Boissieu, Secrétaire général du Conseil, parti à la retraite, un poste que les Allemands récupéraient pour eux (Uwe Corsepius, ancien conseiller de Mme Merkel).

Du côté britannique, il n’était plus possible de décrocher un poste en vue au sommet de la pyramide : Robert Cooper, ancien directeur général des relations extérieures au Secrétariat du Conseil, en a fait les frais en se retrouvant rétrogradé à un poste sur mesure de « conseiller » de Mme Ashton, en charge plus particulièrement des négociations serbo-kosovares. Mais les Britanniques ont obtenu plusieurs postes importants, en particulier le poste de directeur de cabinet de la Haute Représentante, celui (stratégique) de directeur des ressources humaines, et celui de directeur général pour l’Afrique.

Mme Ashton a dû aussi composer avec la bureaucratie de l’ancienne DG Relex de la Commission, qui devait constituer l’ossature du nouveau service. C’est ainsi qu’elle a nommé son ancien directeur général pour le commerce, David O’Sullivan, Irlandais, à un poste clé de « chief operating officer », placé au même niveau que M. Vimont, et ayant la haute main aussi bien sur les nominations que sur toute l’administration du service. Les diplomates nationaux ont décroché ici ou là des postes intéressants (en particulier dans les délégations, puisqu’un tiers des chefs de délégation sont désormais des diplomates nationaux, et dans les structures liées à la politique de sécurité et de défense commune), mais les hauts fonctionnaires de la Commission sont restés très présents dans l’encadrement supérieur et intermédiaire des directions géographiques du service. Ce sont plutôt les fonctionnaires du Secrétariat du Conseil qui ont fait les frais de cette compétition bureaucratique.

Mme Ashton n’a pas été seulement occupée avec la composition et la structuration de son service. Elle a dû aussi en définir les attributions avec les Etats membres (le Conseil), la Commission, et le Parlement européen. Il a fallu surmonter les difficultés à la fois vis-à-vis du Parlement européen, soucieux d’affirmer son contrôle politique sur la diplomatie européenne, et vis-à-vis de la Commission, soucieuse de préserver l’intégrité des politiques « communautaires » et de conserver le contrôle sur les budgets d’aide extérieure. Globalement, Mme Ashton s’est imposée face au Parlement européen, dont les compétences sont limitées par les traités dans le domaine de la politique étrangère, mais la Commission a largement gardé la main sur les budgets et sur les politiques communautaires. Du coup, la relation entre le SEAE et la Commission est devenue dans la pratique une relation coopérative, mais empreinte de méfiance et de complications.

Cette mise en place du SEAE a pris une bonne année à Mme Ashton (adoption de la décision sur le nouveau service en juillet 2010), ce qui ne lui a permis de s’investir vraiment dans les dossiers de fond que depuis un peu plus d’un an.

La Haute Représentante a essayé de se montrer sur des dossiers secondaires, par exemple la réconciliation entre la Serbie et le Kosovo, ou la stratégie pour le Sahel, ou le dossier somalien, ou l’action en Afghanistan. Elle a pu s’appuyer sur les compétences qui l’entourent, aussi bien dans le service qu’à la Commission. Elle a réussi aussi, après un premier échec fin 2010, à obtenir pour l’UE un droit de parole à l’Assemblée générale des Nations Unies.

Mais sur le principal dossier diplomatique qu’elle a eu à affronter depuis un an, le « printemps arabe », elle est restée très largement à la traîne. Ce sont les principales capitales européennes, en concertation avec Washington, qui ont donné le ton pour faire partir Moubarak, pour stopper la répression de Kadhafi et intervenir militairement en Libye, puis pour sanctionner la politique répressive du régime syrien. Mme Ashton a accompagné le mouvement, réformant avec la Commission la « politique de voisinage » de l’UE, dégageant des moyens nouveaux pour soutenir les changements démocratiques dans les pays arabes. Elle n’a pas pu faire grand-chose pour relancer la paix israélo-palestinienne, ni pour combler les divisions des pays européens aussi bien sur le dossier libyen que sur le dossier de l’admission de la Palestine à l’UNESCO.

Dans le domaine de la défense, elle a dû se plier à l’offensive des pays du « Triangle de Weimar » (France, Allemagne, Pologne), ensuite rejoints par l’Italie et l’Espagne, pour porter face aux Britanniques la revendication d’un véritable « quartier général européen » - qui s’est heurtée à une fin de non-recevoir de la part de Londres. L’Europe de la défense continue à patiner  : depuis 2008, aucune nouvelle mission militaire n’a été lancée.

Une erreur de casting ?

Ce qui apparaît dans l’action pratique de la Haute Représentante, c’est le manque d’énergie politique. Tout se passe comme si elle n’avait pas compris que la politique étrangère, même au niveau européen, doit être portée par les principales capitales, en particulier Paris, Londres et Berlin. Elle ne paraît pas avoir fait l’effort de se concilier ces principales capitales, comme l’avait fait avec plus d’habileté son prédécesseur Javier Solana, ou comme le fait le nouveau Président du Conseil européen Herman van Rompuy. Tout en s’enlisant dans du « micro-management » sur des petites décisions sans portée politique (nominations, détails matériels), elle ne fait pas preuve d’un sens politique affirmé quand il en faudrait, préférant par exemple assister à la cérémonie d’investiture du nouveau Président ukrainien, plutôt que présider une réunion des ministres de la défense de l’UE – pourtant un domaine essentiel sur lequel doit s’appuyer la puissance européenne.

La diplomatie, c’est à la fois de l’action et de la parole. A défaut de résoudre tous les conflits où l’Europe est attendue, Mme Ashton aurait pu développer un discours, une doctrine, une vision. Mais rien n’a émergé de ses services sur le plan conceptuel. La politique étrangère européenne est restée là où Javier Solana l’avait laissée : au stade de la « stratégie européenne de sécurité » de 2003 (un document fort et intelligent, préparé avec les grandes capitales), vaguement actualisée en 2008 sous la présidence française de l’Union européenne.

A sa décharge, on peut se demander si les grandes capitales sont disposées à laisser jouer un rôle à Lady Ashton. Déjà, M. Solana, qui avait connu quelques succès dans les débuts de son mandat (la médiation en Macédoine en 2001, puis en Ukraine en 2004 ; le lancement de la PESD), avait ensuite dû s’effacer, notamment face à M. Sarkozy qui a tiré toute la couverture à lui durant la présidence française de 2008 (médiation en Géorgie, lancement de deux opérations de PESD au Tchad et en Somalie). Quand M. Sarkozy déclare que « ce n’est pas parce que nous avons Mme Ashton que nous n’avons pas notre modeste plus value à apporter », quand les Britanniques contestent à leur compatriote le droit de s’exprimer au nom des Etats membres, la pauvre Madame Ashton n’apparaît plus que comme un canard boiteux. Sa situation piteuse est-elle fondamentalement moins enviable que celle de M. Barroso et de M. van Rompuy, obligés de suivre « Merkozy » dans la crise de l’euro ? N’est-elle pas plutôt révélatrice de l’état dans lequel se trouve l’Union européenne aujourd’hui ?

A cela s’ajoute que, si la personne est peut-être sous-dimensionnée pour le poste, celui-ci apparaît après coup comme surdimensionné. Comment une même personne, toute talentueuse serait-elle, peut-elle à la fois présider le Conseil des ministres des affaires étrangères (une fois par mois), assister aux Conseils européens, siéger comme vice-présidente à la Commission (une fois par semaine), remplir toutes les obligations diplomatiques d’une quasi-ministre des affaires étrangères de l’UE (visites, réunions ministérielles innombrables avec des pays tiers), se consulter avec le Parlement européen et avec les Etats membres, diriger son propre service ? Le Président du Conseil européen, qui pourrait s’il le voulait s’affirmer davantage dans le domaine de la PESC, aurait la partie plus facile, n’étant pas accablé de cet agenda surchargé (un Conseil européen par mois, une dizaine de sommets internationaux par an).

On ne s’étonnera donc pas de la relative déprime qui règne à Bruxelles. Entre les guerres intestines de la bureaucratie bruxelloise et l’absence de résultat probant à l’extérieur, la tentation est forte de vouloir rejeter la responsabilité de cette morosité sur la personne qui aurait dû incarner un nouvel élan pour la diplomatie européenne. Certains veulent encore lui trouver des excuses, par un mélange d’aveuglement, de complaisance ou de positionnement personnel. D’autres, plus nombreux, ne mâchent pas leurs mots sur sa « nullité ».

Ce qui est sûr, c’est que ce nouveau service diplomatique européen n’est pas en train de donner corps à une diplomatie plus intégrée avec les Etats membres, et à une action plus forte de l’Union dans son ensemble. C’est plutôt une 28e diplomatie, qui comble un vide et s’appuie sur des compétences bien réelles de l’Union (commerce, aide au développement, visas, énergie), mais qui sur les questions les plus politiques ressemble plus à une remorque qu’à une locomotive. Et il en sera ainsi tant que les grandes capitales n’auront pas trouvé la volonté et le moyen de mieux embrayer ensemble sur la machinerie bruxelloise.

Copyright Décembre 2011- Maximin/Diploweb.com


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Voir une étude de Pierre Verluise publiée sur ce site en novembre 2010 : Service européen pour l’action extérieure (SEAE-EEAS) : quels défis ? Voir


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