La Chine et l’Inde sont des puissances émergentes qui ne peuvent se réduire à leur rôle d’ « atelier » ou de « bureau » du monde. La croissance économique et la puissance politique impliquent pour la Chine et l’Inde une vision stratégique géopolitique et une expansion territoriale dont l’Afrique fait partie.
En quoi ces relations entre la Chine et l’Inde et les 54 Etats d’Afrique sont-elles constitutives d’une extension du marché africain et d’innovation ou d’un renforcement des régimes rentiers ?
Dans le cadre de ses synergies géopolitiques, le Diploweb.com est heureux de vous présenter la version courte d’un article de Philippe Hugon paru dans la Revue Tiers monde dans le N° 208, 4/2011, octobre-décembre 2011 « Economie politique tricontinentale : les nouveaux paradigmes Suds-Suds », pp. 45-63.
LES TRAVAUX sur la Chinafrique et à un degré moindre sur l’Indafrique explosent à la mesure des relations entre ces trois ensembles ayant des volumes de PIB et de population comparables mais dont les trajectoires diffèrent. Les relations de l’Afrique avec la Chine et l’Inde s’insèrent dans la mondialisation (marché des matières premières, globalisation financière, chaînes de valeur internationales..) mais elles expriment également les relations bilatérales de puissances disposant de pouvoirs relationnels et structurels asymétriques et illustrent ainsi une économie politique tricontinentale. Ces relations peuvent être décryptées à plusieurs niveaux.
Elles s’inscrivent dans un monde en voie de multipolarisation, de basculement de la richesse et de la puissance et de déplacement du centre de gravité du capitalisme vers les deux géants d’Asie. Les nouvelles configurations rendent largement obsolètes les analyses libérales en termes d’interdépendance Nord/Sud, dépendantistes en termes d’échange inégal entre centre et périphérie ou institutionnalistes en termes de gouvernance et de « bonnes institutions ».
Elles sont liées également aux dynamiques spécifiques des trois « continents » et à leurs stratégies décalées dans le temps. La Chine et l’Inde sont des puissances émergentes qui ne peuvent se réduire à leur rôle d’ « atelier » ou de « bureau » du monde. La croissance économique et la puissance politique impliquent pour la Chine et l’Inde une vision stratégique géopolitique et une expansion territoriale dont l’Afrique fait partie. La priorité de la présence chinoise et à un degré moindre indienne en Afrique, demeure l’accès aux ressources du sous-sol (hydrocarbures, mines) et du sol (terres agricoles et forêts). Leurs besoins pour asseoir leur puissance et leur croissance économique sont assurés par le marché (importations venant entre autre d’Afrique), mais également par des investissements directs, des concessions et des contrats bilatéraux avec les Etats.
L’Afrique, peu présente dans le théâtre du monde, mondialisée mais peu mondialisatrice, demeure marquée par le post colonialisme, question largement dépassée pour les deux autres géants. Mais le contexte africain est celui d’un reclassement géopolitique et d’une reprise de la croissance économique depuis le tournant du XXIe siècle.
L’embellie économique, occultée par la focalisation sur les zones de crises, a résulté de la combinaison de plusieurs facteurs (Hugon 2011. Certains sont endogènes tels les effets des mesures d’assainissement financier permettant d’avoir des politiques contra cycliques, la montée d’une classe moyenne (95 millions représentant 200 milliards euros de pouvoir d’achat), l’extension de marchés urbains, les progrès de productivité dans l’agriculture, l’impact des réformes institutionnelles ou la réduction du taux de dépendance démographique (rapport entre les populations non actives et les populations actives) dans la grande majorité des pays. D’autres sont extérieurs, tels la hausse des cours des matières premières, l’augmentation significative des flux financiers (notamment IDE), la réduction de la dette dans le cadre des PPTE (pays pauvres très endettés) et surtout l’impact des relations avec les pays du Sud notamment d’Asie. De nombreux pays africains ont aujourd’hui moins des problèmes d’insuffisance que de faibles capacités d’absorption des flux financiers.
En revanche, les régimes rentiers continuent de dominer dans de nombreux pays avec des ressources primaires dont les prix et la demande sont volatiles, une captation de la rente, de fortes vulnérabilités des populations, des inégalités, un chômage croissant des jeunes et une faible diversification du tissu productif. Le dualisme demeure entre le secteur primaire exportateur lié à la demande extérieure, et le secteur domestique lié à la demande intérieure avec peu de dynamique intersectorielle.
Les relations avec la Chine et l’Inde, sont contrastées entre 5 types de pays [1] :
I) Les pays pétroliers ou miniers peu diversifiés et ouverts (Algérie, Angola, Congo, Gabon, Guinée équatoriale, Libye, Mauritanie, Nigeria, RDC, Soudan) et miniers (Guinée, Namibie, Niger, RDC, Zambie) où la Chine et à un moindre degré l’Inde ont des relations de coopération importantes liées à l’accès aux ressources du sous sol et du sol et une balance commerciale fortement déficitaire (sauf avec l’Algérie, l’Egypte et le Nigeria). Ces pays africains sont caractérisés par des économies de rente (croissance extravertie, enclaves minières ou pétrolières, importations alimentaires) et des régimes politiques rentiers. Leur croissance tirée par l’exportation s’accompagne de liens accrus avec la Chine et l’Inde.
II) La puissance régionale semi industrialisée et démocraties forte (Afrique du Sud), qui est le premier partenaire africain de la Chine et surtout de l’Inde. Ses échanges avec ces deux pays augmentent très rapidement aux dépens de ceux avec l’UE. La balance commerciale est relativement équilibrée mais elle subit la concurrence de certains produits manufacturés et exporte majoritairement des produits miniers.
III) Les économies agro-industrielles à forte croissance (plus de 6% annuel durant la décennie 2000), à taux moyen d’ouverture et à diversification croissante (Ghana, Kenya, Mozambique, Ouganda, Tanzanie). Leurs relations avec l’Asie augmentent principalement du fait des marchés solvables. Leur balance commerciale est déficitaire. La Chine, premier partenaire commercial et premier bailleur de fonds bilatéral, et à un moindre degré l’Inde, concurrencent des segments productifs mais favorisent l’investissement et la consommation principaux facteurs de croissance . Les diasporas chinoises ou indiennes y sont souvent anciennes.
IV) Les petits « émergents » dont le régime d’accumulation ouvert (Botswana, Maroc, Maurice, Tunisie) se rapproche le plus des trajectoires asiatiques, avec constitution de classes moyennes et aspiration démocratique forte. L’Inde et la Chine ont avec ces pays des relations de moyenne intensité, une balance commerciale excédentaire et des exportations concurrençant les systèmes productifs africains.
V) Les pays pris dans des trappes à pauvreté, fragiles, faillis ou en conflits (Somalie, Zimbabwe), ou peu ouverts et peu diversifiés : (Madagascar, Mali, Sierra Leone) dont les enjeux pour les géants asiatiques sont liés, soit aux coopérations anciennes, soit aux enjeux stratégiques (cas de l’Ethiopie siège de l’UA, puissance militaire et démographique), soit à l’accès au foncier.
En quoi elles ces relations entre la Chine et l’Inde et les 54 Etats d’Afrique sont constitutives d’une extension du marché africain et d’innovation ou d’un renforcement des régimes rentiers ? Quatre questions interdépendantes peuvent être distinguées : celle des ressources naturelles avec des effets ou non de « dutch disease », celles de la spécialisation internationale de l’Afrique avec des effets de détour ou de création de commerce, de remontée en gamme de produits ou de spécialisation appauvrissante, celle des IDE avec des effets d’entrainement, d’innovations ou d’enclave ou d’extraversion et celle du rôle de l’aide de la Chine et de l’Inde. Sur le plan économique, les relations Asie-Afrique jouent un rôle important dans la résilience africaine vis-à-vis de la crise financière (2008-2009) et de relais face à la récession des pays de l’OCDE. Le couplage Sud/Sud accompagne un relatif découplage Nord/Sud. L’émergence des nouvelles puissances asiatiques crée de nombreux espaces de liberté et des ressources pour les Etats africains diversifiant leurs partenaires et leur donne un ballon d’oxygène financier. Les deux effets négatifs majeurs sont la malédiction des ressources naturelles (catégorie I) et le laminage d’activités artisanales et manufacturières « labor intensive » alors que la création d’activités rémunérées pour la population et notamment les jeunes est la première des priorités du point de vue économique, social et politique. Les relations entre les deux géants asiatiques et l’Afrique demeurent interétatiques alors que la substitution d’importation, la construction d’avantages compétitifs ne peut se faire en Afrique, exception de quelques grands pays, que sur des marchés régionaux et par des politiques industrielles ou de change coordonnées ou unifiés.
Dans un horizon à 20 ans, la réponse semble plutôt en faveur de l’accumulation productive aux dépens de la rente. L’Afrique aura la plus forte proportion de population active du monde, elle disposera d’un capital naturel important et pourra jouer un rôle d’atelier du monde face à une Chine vieillissante dont les coûts de production augmenteront. Les déterminants futurs permettant de transformer des régimes rentiers en régime d’accumulation seront enfin liés à la manière de relever de nouveaux défis et de desserrer certaines contraintes et donc aux jeux de contrepouvoirs, aux luttes sociales et aux mouvements de démocratisation. Seuls ces déterminants et les ruses de l’histoire apporteront ex post une réponse certaine sur le poids respectif des risques et des opportunités liés pour l’Afrique à ces nouveaux partenaires.
Copyright Février 2012-Hugon
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[1] Les typologies sont très nombreuses et vont des rythmes de croissance en longue période (OCDE 2010), aux indicateurs d’ouverture et de diversification (Mc Kinsey 2010), différenciation des pays pétroliers, à revenu intermédiaire, a faible revenu et Etats fragiles (FMI 2011) à la combinaison d’indicateurs institutionnels et de régime d’accumulation (Hugon 2011, Hugon Clérot 2010).
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