Professeur des Universités, historienne, ancien élève de l’ENS, ancienne auditrice de l’IHEDN, enseigne à l’INALCO. Ex - consultante à la DAS, ministère de la Défense, elle a publié un grand nombre d’articles et d’ouvrages consacrés aux équilibres géopolitiques du monde contemporain.
Le Diploweb.com publie un livre de Catherine Durandin, OTAN, histoire et fin ?.
« Si turbulente soit-elle, la scène internationale actuelle ressemble plus que jamais à une ardoise vierge de toute inscription, et l’importance de l’engagement américain n’a jamais été aussi flagrante que de nos jours : si les Etats-Unis ne jouent pas le rôle directeur qu’il leur incombe de jouer, aucun leadership ne se dégagera. »
Brent Scowcroft, in « George Bush, A la Maison Blanche, 4 ans pour changer le monde », Paris, éditions Odile Jacob, p. 613.
Voir le chapitre précédent, 1. Quand s’achève l’histoire du Pacte de Varsovie
LA GUERRE FROIDE est finie. On se le dit, on se le répète à l’Ouest. Que Gorbatchev ait voulu sauver le système soviétique ou radicalement le transformer, peu importe dans le contexte de cette évolution, la question sur ses intentions reste à décrypter et à évaluer. Avec les derniers mois de l’année 1991 et la fin du mandat de Bush qui s’annonce, une page est tournée. Américains et Soviétiques ont ensemble dénoncé en août 1990, l’invasion du Koweït par l’Irak. Conseiller de Bush à la Maison Blanche, Brent Scowcroft rappelle, à juste titre que, pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, un conflit majeur avait donné lieu à une coopération étroite entre les deux pays. Il omet toutefois de rappeler que des divergences se sont faites jour, et que jusqu’à la veille du déclenchement des opérations militaires, le 17 janvier 1991, Gorbatchev, via son vice - ministre des Affaires Etrangères, Evguéni Primakov, spécialiste du Proche - Orient, avait tenté une solution négociée avec l’Irak : ce plan de M. Gorbatchev s’inscrivait dans la ligne des résolutions de l’ONU qui, depuis le 2 août 1990, réclamaient le retrait inconditionnel du Koweït par l’Irak. Il reste vrai que Primakov lui-même s’étonne de la qualité nouvelle de ses rencontres, mi - octobre 1990, avec le secrétaire d’Etat James Baker. Primakov reconnaît : « Le 18 octobre, dès notre arrivée à Washington, commencèrent nos rencontres avec les dirigeants américains. Les Américains y manifestèrent un intérêt réel, non feint- certains de nos interlocuteurs affirmèrent « qu’au mauvais temps jadis », un échange de vues aussi ouvert avec des représentants soviétiques sur une question aussi brûlante, dont la solution concernait au premier chef les Etats-Unis, aurait été impensable. » [1]
Pourtant, tant au sein de l’équipe dirigeante soviétique que dans les relations entre Moscou et Washington, le temps est aux turbulences. L’automne 1991 voit s’accélérer le déclin de M. Gorbatchev, que semble regretter et redouter le Président des Etats-Unis. Quant à B. Eltsine qui accède à la présidence de la Russie, G. Bush qui l’a rencontré aux côtés de M. Gorbatchev à Moscou en juillet 1991, ne l’estime pas. Il avoue n’avoir pas apprécié son comportement à l’égard de M. Gorbatchev, après le coup d’Etat d’août 1991. Un comportement désinvolte et quasiment méprisant à l’égard de son concurrent Gorbatchev, affaibli. Mais, il apprécie sa femme qui saura plaire à Barbara Bush, également. Le coup d’Etat visant à éliminer Gorbatchev fin août 1991 a surpris Washington puis, immédiatement soulevé au sein de l’équipe de Bush de nombreuses questions. Les débats internes témoignent à la fois d’un certain désarroi et d’une extrême retenue de Bush, obsédé par la question : comment accompagner la transition ? Le coup d’Etat conservateur contre M. Gorbatchev se serait-il produit si les Etats - Unis avaient décidé de fournir à l’URSS une aide massive ? La désintégration de l’URSS est- elle favorable ou dangereuse pour les intérêts des Etats-Unis, et, question annexe, faut-il appuyer ou, au contraire, freiner les indépendances des républiques soviétiques ? Brent Scowcroft est convaincu qu’une Union soviétique démembrée est préférable, Dick Cheney se plaint de ce que les Etats-Unis se contentent d’être réactifs et de suivre le mouvement, mais James Baker plaide pour une transition lente et, insiste-t-il, pacifique. Les Etats - Unis, ajoute t-il, n’ont pas besoin d’une autre Yougoslavie !
Nous sommes en 1991, en plein moment de l’éclatement de la Yougoslavie : Slovènes et Croates font sécession. La question du commandement et du contrôle des armes nucléaires sur le territoire soviétique est soulevée par Scowcroft que s’empresse de rassurer Colin Powell : les emplacements des armes stratégiques nucléaires en Ukraine, Kazakhstan, et en Biélorussie lui conviennent (sic) parfaitement. L’important est de savoir exactement de quel commandement, elles dépendent ! « Si elles reviennent en Russie, déclare Colin Powell, je ne sais pas par qui elles seront contrôlées. » Bush intervient : « N’inquiétons pas les gens avec cela ! » Le Président souhaite profiter des changements en cours pour diminuer le budget de la Défense. Dick Cheney soutient le Président : des réductions des systèmes d’armes nucléaires à courte portée, sont envisageables. L’avenir économique de l’URSS démantelée préoccupe. D’un côté, Bush se réjouit de cette faiblesse des républiques indépendantes, de l’autre elle l’inquiète : les républiques sont-elles capables de restructurer leurs économies, sans faire de nouveau appel au centre ? Il rechigne à l’aventure, estimant que les informations sur l’état des lieux sont trop lacunaires pour que soient envisagés des plans d’assistance détaillée. « Bien entendu, ajoute t-il, nous ne voulions pas que les Soviétiques meurent de faim ou manquent de médecins »… L’assistance médicale sera fournie à la Russie jusqu’à la fin de 1992. Aussi, lorsque l’Ukrainien Leonid Kravchuk se précipite fin septembre 1991 à Washington, pour convaincre G. Bush de l’aspiration de son peuple à l’indépendance qui devrait être formalisée le 1er décembre 1991, et du besoin urgent d’aide économique des Etats-Unis, il se fait rappeler à la dure réalité : des investissements américains supposent une législation commerciale et fiscale ! Bush se montre très réticent face aux demandes de l’Ukrainien. Pour le Président, le maître mot est celui de prudence. Au Département d’ Etat, l’on s’incline : prudence, tel est le mot d’ordre.
De sa retraite où il travaille, depuis avril 1990, avec l’assistance d’une jeune historienne, Monica Crowley, qui a laissé ses mémoires [2], Richard Nixon, passionné par l’URSS et l’histoire de la Russie, trépigne. Il a négocié en son temps avec les Soviets, il a bien connu L. Brejnev et nul ne peut le suspecter d’affinités électives pro ou post - communistes. Dès sa première campagne électorale en 1946, il s’était montré très dur face à l’URSS, profondément anti communiste. Cependant, Nixon aurait des conseils à donner à Bush qu’il estime peu en dépit de leur appartenance au même parti républicain. Bush lui semble dépourvu de vision. Pour Nixon, la ritournelle unanimiste d’auto satisfaction autour de la fin de la Guerre froide, n’a pas lieu d’être. A ses yeux, une telle lecture, en 1990 est erronée : la défaite du communisme ne signifie pas la victoire de la liberté. Pas de miracle ! Le rejet de la direction communiste en Pologne, Hongrie, Roumanie, Tchécoslovaquie et Allemagne de l’Est ne veut pas dire que la démocratie l’a emporté. M. Gorbatchev ? Oui, très certainement, un grand homme d’état. Mais de là à soutenir Gorbatchev ? Non. Cela n’est pas profitable aux intérêts américains car ses réformes ne vont pas assez loin. Et si ces réformes se faisaient suffisantes, une Union soviétique plus forte pencherait vers le retour à une politique extérieure agressive ! De plus, l’URSS, même sans l’Europe orientale, même sans les pays Baltes, ne sera pas un « international pussycat » (un petit chat) à l’échelle internationale. R. Nixon s’anime et, lorsqu’il se lance, en voix off dans un discours de construction de scénarii pour le futur, son langage dérape. C’est avec jouissance qu’il invective, fustigeant les uns et les autres pour les traiter de bastards (tarés). L’URSS dispose encore de 30 000 têtes nucléaires, de la plus grande armée au monde, d’une marine puissante et d’une longue tradition d’expansionnisme. Conclusion de l’ex - Président : « Nous ne devrions pas aider Gorbatchev tant que le système qu’il dirige demeure communiste », déclare t-il à Monica Crowley. Avec sa jeune assistante, Nixon joue au jeu des devinettes : « Dites moi, Monica, si vous étiez Gorbatchev, que feriez-vous ? » La jeune femme rétorque : « Si j’étais Gorbatchev, je passerais du côté de Eltsine. J’admettrais que le parti n’a pas d’avenir, et je ferai une déclaration pour affirmer qu’il faut marcher avec les forces historiques et non contre elles. Il doit se décider et ne pas continuer à osciller entre les communistes et les réformateurs ». Ce fut l’une des premières conversations entre le vieil homme et la jeune historienne. Au fil des mois et des évènements qui secouent l’URSS, R. Nixon s’emploie à définir des projets précis pour les Etats-Unis et l’ex bloc soviétique, tout en sirotant des gorgées d’eau gazeuse. Monica le presse de questions : la défense ? Ne pas couper les budgets. Faire comprendre au peuple américain que la menace persiste, et imposer un peu de réalisme. Et que faire avec l’Europe orientale ? R. Nixon répond en pointant un doigt déterminé : « Négocier avec eux est beaucoup plus aisé que de négocier avec les Soviets. Ils devraient être accueillis dans la communauté européenne, économiquement et politiquement ». Nixon précise, en des propos concernant les ex - démocraties populaires qui ne sont pas éloignés de la position de Bush à cette date : « Notre objectif doit être d’avoir des nations avec des économies de marché en relations amicales avec l’Ouest, mais sans inimitié à l’égard de l’Union Soviétique, parce que là, nous ne pouvons pas avoir une situation d’hostilité. Cela pourrait tuer les premières étapes de la réforme. » [3] De ses entretiens très libres avec Nixon, Monica Crowley tire quelques grands axes : l’ex - Président se fait l’avocat de réductions très limitées du budget de la défense des Etats-Unis, il pousse à une restructuration de l’Alliance Nord Atlantique, il est favorable à une ouverture de la communauté européenne aux nations nouvellement libres de l’Europe orientale si elles manifestent un engagement réel envers la démocratie et l’économie de marché. Et il alerte son pays : il va falloir se trouver prêt à soutenir les forces démocratiques de ces régions ou aller vers des confrontations qui se répèteront. Cette dernière analyse de la responsabilité des Occidentaux fait consensus.
Richard Nixon parle, il écrit, il s’adresse mi septembre 1990 à Brent Scowcroft. Il souffre de son exil de retraité, G. Bush n’aurait pas d’idées, il se contente de réagir aux évènements, il suit l’opinion, il est dépourvu de projet personnel. Nixon est frustré, G. Bush serait incapable d’anticiper… Les Soviétiques agissent en fonction de leurs intérêts nationaux, les Etats -Unis n’en font pas autant ! Il ne cesse de vociférer que Bush se montre trop « soft » avec les Soviets ! R. Nixon se décide à entreprendre un voyage en URSS en mars 1991. Il y rencontrera M. Gorbatchev, B. Eltsine, le ministre des Affaires étrangères et d’autres personnalités. Ce voyage est important : il est marqué par la rencontre de Richard Nixon avec Boris Eltsine. C’est la surprise, la révélation de ce voyage, confie t-il à Monica Crowley : Boris Eltsine ! Eltsine est vraiment attaché aux principes démocratiques, ce qui n’est pas le cas de M. Gorbatchev ! La position de R. Nixon, son soutien à l’avenir de Eltsine, circulent dans la grande presse américaine. Le New York Times, en avril 1991 relaie le pari de Nixon : passer de Gorbatchev à Eltsine ! Le condominium Gorbatchev - Eltsine n’est pas fonctionnel et se perpétue aux dépens de l’autorité de Boris Eltsine. En juin 1991, c’est dans les colonnes du Washington Post que Nixon poursuit sa campagne de promotion en faveur de Boris Eltsine. Eltsine est énergique, pas de « bla bla » politique, il a une vraie relation avec la population… Le coup d’Etat contre Gorbatchev ne surprend pas Nixon qui réitère ses louanges : « Eltsine est le meilleur espoir pour ce foutu (god damned) endroit, personne ne peut plus le nier (…) Le type a de l’estomac, mais il va avoir besoin de notre aide ». A la veille de la démission de M. Gorbatchev, en décembre 1991, R. Nixon répète : « Ecoutez, Eltsine a à faire ce qu’il a à faire pour empêcher ce foutu pays de tomber en morceaux… » En plein cœur de la campagne électorale pour les Présidentielles américaines, en avril 1992, R. Nixon prend ses distances avec G. Bush sur le terrain de la politique étrangère. L’absence d’expérience du démocrate Bill Clinton l’inquiète cependant quelque peu : pourtant, dès le lendemain de son élection, il s’empresse de lui adresser une note manuscrite pour lui offrir ses conseils. L’avenir de la Russie est en jeu, l’ex -Yougoslavie est en guerre. En janvier 1993, R. Nixon voyage à Moscou puis à Kiev, puis à Varsovie, accompagné, cette fois, par son assistante. Le voyage se poursuit à Prague, avec une rencontre avec le Président Vaclav Havel… A son retour, le 22 février, Nixon est surpris d’apprendre que Clinton s’est arrangé pour avoir un entretien avec Eltsine… Le 8 mars, Nixon ravi, reçoit une invitation pour un premier entretien avec Clinton à la Maison Blanche : « Je lui ai dit que s’il s’agit de la Russie, le risque d’action est grand mais que le risque d’inaction est pire ». [4] Les deux hommes sont restés en contact. Le dialogue émouvant n’est pas négligeable : R. Nixon avait pratiqué les Soviétiques. Il a voyagé en Russie, après 1990. Bill Clinton était, sur ce sujet, novice. Les informations, les conseils du vieux républicain au jeune démocrate alors que se précisent les questionnements sur le futur de l’OTAN, en pleine guerre de Yougoslavie, ne peuvent être ignorés. Ces propos de Nixon éclairent le passage de la Guerre froide, de cette époque des négociations de détente de Nixon avec Brejnev en 1972, à une nouvelle représentation de la sécurité alors que le suivi de la relation avec la Russie post - soviétique s’avère incontournable. Nixon fut, en quelque sorte, l’un de ceux qui a présenté Boris Eltsine à Bill Clinton.
Le Pacte de Varsovie met fin à son histoire. Son existence fut concomitante d’une histoire soviétique, idéologique. Quand le lien idéologique se dénoue et se rompt, l’outil militaire relationnel qui le soutenait n’a plus lieu d’être. Par contre, en 1990, 1991 et pour les deux années qui suivirent, pourquoi remettre en question l’Alliance Atlantique ? Elle fut un produit des débuts de la Guerre froide, une réponse aux demandes de protection contre l’expansion de l’URSS et du communisme, demande émanant de la France et de la Grande - Bretagne, une architecture mise en place entre 1948 et 1949. La France de De Gaulle en 1966 n’a pas quitté l’Alliance, simplement refusé une participation à l’organisation militaire intégrée, au nom de la souveraineté d’une puissance devenue nucléaire. Cette décision fut prise alors que De Gaulle condamnait sans ménagement la conduite par L. Johnson de la guerre américaine au Vietnam. En 1990 - 1991, force est de reconnaître que l’utopie communiste est brisée, que l’éclatement de l’empire soviétique et de l’URSS se sont déroulés autour de mots d’ordre de revendications libératrices et de modèles qui, alors renvoyaient à un universel rêvé de citoyenneté souveraine. A cette date, c’est le message du philosophe américain, haut fonctionnaire au département d’Etat, Francis Fukuyama qui domine : la vision d’une nature humaine universelle comprise et respectée par le libéralisme démocratique incarnerait la finalité de l’Histoire. Or, ces mouvements de libération ne mettaient nullement en cause la légitimation, les fondements de l’Alliance Atlantique : « Le traité de l’Atlantique Nord signé en avril 1949, instituait une Alliance de pays indépendants ayant un intérêt commun à maintenir la paix et à défendre leur liberté par la solidarité politique et une défense adéquate conçue pour prévenir et, au besoin, repousser toute forme d’agression contre eux. Créée dans le cadre de l’article 51 de la Charte des Nations-Unies, qui réaffirme le droit naturel à la légitime défense individuelle ou collective, l’Alliance est une association d’Etats souverains, unis dans leur détermination à préserver leur sécurité par des garanties mutuelles et des relations stables avec d’autres pays ». [5] La référence aux principes de la Charte des Nations-Unies et à l’article 51 est, ici, essentielle : l’OTAN s’inscrit dans les débuts de la Guerre froide, mais avec cette référence à la Charte des Nations-Unies, l’histoire de l’OTAN n’est pas supposée s’achever avec la fin de la Guerre froide, de l’URSS et du Pacte de Varsovie. Elle est associée, du fait de ce rappel à la Charte des Nations-Unies, à l’après guerre de 1944 - 1945, à la victoire des démocraties contre les totalitarismes nazis.
En cette lecture, la question posée avec la fin de la Guerre froide, n’est pas celle de la dissolution de l’OTAN, mais celle de son futur, de son ouverture négociée avec des pays ayant retrouvé leur indépendance ou accédé à l’indépendance et en voie, en quête de mutation démocratique. Ajoutons que, concrètement, le vécu des moments de la chute des régimes communistes, n’a pas poussé les opinions à s’inquiéter, en premier lieu, des grandes alliances militaires. Les ruptures se sont réalisées, sauf en Roumanie où l’armée est intervenue dans le coup d’Etat qui renverse les Ceausescu, sans que ne soient mobilisées ni impliquées des forces armées. Du côté des dirigeants occidentaux, deux menaces, deux formes de risques préoccupent, aux Etats - Unis en particulier : le devenir des armes nucléaires ex-soviétiques et la circulation des armes conventionnelles aux mains d’armées nationales et de groupes communautaires qui s’entredéchirent.
L’URSS a bien peu de moyens de jouer comme acteur à part entière sur la scène internationale : l’incapacité de Moscou à imposer ses propres démarches lors de l’agression de l’Irak contre le Koweït, illustre ce retrait… Le langage entendu, tant à l’ONU qu’aux Etats - Unis, est celui du Président américain qui, sans grand lyrisme mais avec détermination, annonce à ses concitoyens, lors de la déclaration prononcée au Congrès, le 11 septembre 1990 : « Nous nous trouvons aujourd’hui à un moment exceptionnel et extraordinaire. La crise dans le golfe Persique, malgré sa gravité, offre une occasion rare pour s’orienter vers une période historique de coopération. De cette période difficile, un nouvel ordre mondial peut voir le jour : une nouvelle ère, moins menacée par la terreur, plus forte dans la recherche de la justice et plus sûre dans la quête de la paix ».
Dont acte. Richard Nixon n’a peut être pas tort lorsqu’il déplore le manque de vision de G. Bush. Que veut le Président des Etats - Unis ? Parle t-il de stabilité du fait d’une forme de coopération nouvelle avec Moscou ? Propose-t-il l’assurance d’un leadership des Etats - Unis auquel finirait par souscrire une ex URSS affaiblie ? Les mois qui vont de l’agression irakienne d’août 1990 à la guerre du Golfe de janvier 1991 ont suscité nombre de commentaires en France, marqués au sceau de la dénonciation d’un nouvel impérialisme américain. Alain Joxe fustige « l’Amérique mercenaire », en un texte virulent et brillant, publié dès 1992. « L’URSS dépecée par ses nouvelles élites démocratiques spéculatives, déjà corrompue secrètement depuis L. Brejnev, s’affiche désormais comme un grand espace en décomposition et comme un tiers monde d’opérette assez sanglant. Cette proie n’a pas encore désigné son prédateur, mais elle s’offre sans aucun doute comme une possibilité nouvelle pour la restauration du système hégémonique américain »… [6]Une telle pratique de l’hégémonie suppose une doctrine et des moyens : or, l’OTAN est l’un des éléments de la puissance des Etats-Unis.
A Washington, les experts, les analystes, se lancent dans une réflexion prospective nourrie et passionnée sur le devenir de leur pays et sur celui de l’ OTAN. Chaque après-guerre a conduit à une introspection depuis l’engagement de Washington dans la Première Guerre mondiale, sous la férule du Président Wilson. Tous les think tanks sont mobilisés, les ténors prêtent leur plume aux revues de large circulation, telles que Foreign Affairs. L’enjeu est de taille, ne s’agit-il pas de penser un nouvel après guerre ? Un étrange après - guerre car il n’y a pas eu de confrontation militaire directe entre les adversaires. Va-t-on en revenir aux lignes considérées comme traditionnelles, celles de la fracture entre les isolationnistes et les interventionnistes qui estiment que l’Amérique a pour mission et pour responsabilité de veiller à l’ordre international ? L’époque est d’autant plus étonnante que cette fin de Guerre froide s’est opérée sans que ne soit versé le sang américain sur le sol européen. Penser et peut être refonder l’OTAN, revient aussi tout naturellement, à s’interroger sur le lien transatlantique, sur les rapports entre Washington et les alliés de longue date de la Vieille Europe.
Ancien conseiller du Président démocrate Jimmy Carter, polonais de par ses origines, professeur et intellectuel, Zbigniew Brzezinski, pur produit de la culture de Guerre froide, occupe, au cœur de ce débat, une place de choix. Ses travaux sont connus depuis plus de trente ans, ses recherches portant sur le bloc soviétique ont circulé largement, depuis les années 1960, pour atteindre un large public au-delà des cercles universitaires, grâce à des éditions de poche. [7] Dès 1991-1992, Brzezinski appelle ses concitoyens à prendre la mesure de l’effacement de l’URSS, à comprendre ce que veut dire, non seulement la fin du système soviétique, mais la mort d’un empire qui aura duré près de trois siècles. Le public ne peut qu’être sensible à un tel propos, pour avoir été touché par les écrits de l’historien Paul Kennedy sur la fin des empires, qui en 1989, évoquait les chutes successives des empires romain, espagnol, portugais etc… Les Etats-Unis oscillent entre l’ubris et le devoir d’engagement. Les années à venir seront très difficiles, expose Brzezinski avec insistance, elles se prolongeront bien au-delà de ce que furent les reconstructions démocratiques du Japon et de l’Allemagne nazie de l’après 1945. Ces belles « success story » ne se reproduiront pas. En ce contexte, deux grands projets s’imposent : aider à la transformation de la Russie en un Etat post-impérial, et soutenir la consolidation des nouveaux Etats - nations indépendants. Le sort de l’Ukraine préoccupe tout particulièrement Brzezinski, la construction d’une Ukraine démocratique et stable pose un réel défi ! L’analyste met en garde : se contenter de croire à des mutations purement économiques miraculeuses serait un leurre. Il faut inventer et créer des espaces de coopération à travers des formes intermédiaires d’intégration de la zone ex-soviétique en Europe. L’un des espaces prioritaires à traiter est celui qui va de la Baltique à la mer Noire. En aucun cas, la Russie post - impériale ne devrait avoir le sentiment de se heurter à un cordon sanitaire qui la séparerait de l’Ouest. Cette vision de l’expert démocrate renvoie à la mémoire des efforts du Président Wilson qui, en 1919, se proposait de parler avec les Bolcheviks au lieu de les refouler hors du champ européen. Les premiers propos post Guerre froide de Brzezinski circulent en pleine élection Présidentielle, alors que s’affrontent les candidats G. Bush et B. Clinton. Surprise ? L’ex-conseiller d’un Président de Guerre froide, pour la revue Foreign Affairs de l’automne 1992, n’évoque pas les questions de sécurité militaire et ne touche pas un mot de l’OTAN ! L’opinion publique américaine, durant cette campagne, a les yeux rivés sur les questions domestiques, sur l’économie. L’on s’accorde à estimer qu’il sera nécessaire de réduire le budget de la défense. Et pourtant, alerte Theodore C. Sorensen, ex-très proche conseiller de John F. Kennedy dont il inspira les plus beaux discours, et pourtant, le futur Président aura à décider si les Etats - Unis doivent demeurer une puissance hégémonique globale, ou choisir de transférer à des groupes régionaux la tâche et la responsabilité de gérer les questions de sécurité affectant leurs zones respectives. L’OTAN se trouve indirectement visé. La campagne électorale bat son plein, la guerre de Yougoslavie se poursuit inexorablement, le débat concernant l’OTAN se profile.
Les réflexions théoriques, les retours à une réflexion sur l’identité des Etats - Unis, leur mission revêtent, bien vite, une nouvelle urgence : le chaos russe, la guerre de Yougoslavie pèsent de plus en plus lourd. Les conduites « d’évitement » d’engagement ne sont pas tenables. Bill Clinton est tout à fait conscient de ces impératifs. Il décline très clairement : « Le démembrement de l’Union Soviétique et l’effondrement du communisme dans les pays du Pacte de Varsovie faisaient naître la perspective d’une Europe démocratique, pacifique et unie pour la première fois de l’histoire (…) Quand j’ai accédé à la présidence, l’Allemagne venait d’être réunifiée sous la direction visionnaire du chancelier Helmut Kohl, fermement soutenu par le Président Bush et malgré les réserves en Europe face à la renaissance d’une Allemagne puissante sur les plans politique et économique. » [8] Le bilan serait tout à fait positif, si ne rappelle Clinton, trois questions ne demeuraient en suspens : quid du futur de la Russie ? Quid de la Yougoslavie ? Et, la Russie et les anciens pays communistes seraient-ils intégrés dans l’Union européenne et dans l’alliance de l’OTAN avec les Etats-Unis et le Canada ? Les questions restent ouvertes, elles imposent que se précisent rapidement les décisions. Clinton n’est pas dépourvu de clairvoyance. Il sait parfaitement que l’opinion l’attend sur le terrain de la politique étrangère : les républicains Reagan et Bush ont bien mené la fin de la Guerre froide ! Il sait également que les ressortissants américains, ex - immigrants des nations communistes, dites captives, (captive nations) aux débuts de la Guerre froide, citoyens américains originaires des pays Baltes, de Pologne, de Hongrie, de Tchécoslovaquie - c’était le cas du père de Madeleine Albright, le professeur Joseph Korbel, émigré de Tchécoslovaquie qui eut Condolezza Rice comme étudiante à l’université de Denver - attendent de Washington un soutien, une aide à la démocratisation et à la sécurité de leurs pays d’origine respectifs. Le Président n’est pas dépourvu d’humour : son conseiller à la sécurité nationale, Tony Lake lui conseille de prévenir les problèmes avant qu’ils ne se transforment en casse tête et ne fassent la Une des médias : « Nous pouvons faire du bon boulot sans que le public n’en sache rien, si les chiens n’aboient pas… » Bien, très bien. Mais Clinton rappelle qu’il s’est retrouvé face à un chenil grouillant de chiens hurlants ! Parmi eux, la Bosnie et surtout la Russie qui aboyait le plus fort ! Dès que se met en place en 1993-1994, le projet de l’ouverture de l’OTAN à de nouveaux partenaires issus du bloc soviétique à peine cinq ans plus tôt, la Russie proteste avec véhémence : Foreign Affairs ouvre ses colonnes en mai - juin 1994 au ministre russe de la Fédération de Russie. Andrei Kozyrev souligne fortement la nécessité et l’importance du partenariat entre son pays et les Etats - Unis. Le ministre accuse les experts américains de rester figés sur une position de containment à l’égard de la Russie, accrochés à la vision d’une fatale incompatibilité entre l’Occident et les Russes…Kozyrev plaide pour une Russie, puissance, indépendante, et contre un ordre du monde fondé sur la « pax americana ». Enfin et surtout, c’est le spectre de l’OTAN et de son extension qui est repoussé, en des termes violents. L’OTAN est inadéquate dans une conjoncture où la Russie n’est plus ni ennemie, ni communiste… A Washington, ces analyses sont entendues, ces arguments pris au sérieux. Si l’OTAN représente pour certains le garant de la sécurisation de valeurs défendues par l’ONU, pour d’autres, l’Alliance est bel et bien un outil de Guerre froide, un outil obsolète. Le va et vient s’opère entre analystes. Appartenant à la puissante Rand Corporation, Michael Mandelbaum, professeur à l’université John Hopkins s’engage au début de l’été 1995. Son argumentation est simple : si l’OTAN est, comme le prétend l’administration Clinton, le vecteur de promotion de la démocratie dans le monde de la post Guerre froide, alors il n’y a aucune raison de ne pas l’ouvrir à la Russie et à l’ensemble de l’Eurasie. Et l’intégration de la Russie et de l’Ukraine s’impose d’autant plus que c’est dans ces deux pays que le processus de démocratisation est le plus difficile. Ce seraient donc les candidats aptes à tirer les meilleurs bénéfices de cette politique d’expansion. En fait, expose Mandelbaum, l’OTAN n’a pas opéré comme instrument de démocratisation aux débuts de la Guerre froide, cette mission fut impartie au plan Marshall ! L’OTAN, conclut-il, est dirigé contre une menace, celle que représente la Russie. C’est cette peur du danger russe qui pousse les pays d’Europe Centrale à intégrer l’OTAN !
Au-delà des mots, des publications et des prises de paroles, un contexte concret pousse, dans l’urgence, à l’action, à la transformation de l’Alliance et à son utilisation. L’Europe est, après plus de quarante ans de paix froide, confrontée à la guerre. Le retournement des valeurs est tragique : l’Europe qui s’est construite sur « l’évitement de la guerre » par la réconciliation de deux ennemis de longue date, Français et Allemands, renoue, en ex-Yougoslavie, avec la réalité de la mort autour de notions qui semblaient rejetées vers le passé : la lutte de communautés qui de nationales se redéfinissent comme ethniques pour s’accrocher à leurs territoires pétris de mémoires qui nourrissent le droit historique …
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. Catherine Durandin, Sommet de l’OTAN, New Port, 2014
Quel bilan ?
[1] Evguéni Primakov, Missions à Bagdad, Histoire d’une négociation secrète, Paris, Seuil 1991, p. 71.
[2] Monica Crowley, Nixon in Winter, New York, Random House, 1997.
[3] Monica Crowley, Nixon in Winter, New York, Random House, 1998, p. 17.
[4] Monica Crowley, Nixon in Winter, op.cit. p.131.
[5] Manuel de l’OTAN, juin 1996, OTAN, Bureau de l’Information et de la Presse, Bruxelles.
[6] Alain Joxe, L’Amérique Mercenaire, Paris, Stock, 1992, p. 105.
[7] Z. K. Brzezinski, The Soviet Bloc, Unity and Conflict, Harvard, Cambridge, 1960, nouvelle édition 1967 et Illusions dans l’équilibre des puissances, Paris, l’Herne, 1977.
[8] Bill Clinton, Ma Vie, Paris, Odile Jacob, 2004, p. 531.
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